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partie de la populace de Carrare envahissait la nuit son atelier et y brisait groupes et statues[1], d’autres bandits parcouraient la maison de fond en comble pour égorger le partisan avoué de Napoléon. Bartolini heureusement put s’échapper par une fenêtre ; il gagna la campagne, et après quelques semaines passées en secret aux environs de Carrare, il s’achemina vers Florence, qu’il ne devait plus quitter désormais que pour des voyages de courte durée.

Bartolini rentrait dans Florence avec un talent déjà éprouvé, de fortes convictions et une importance personnelle assez grande pour mériter dès le début la considération de tous. Par malheur le goût qui régissait alors le public et les artistes florentins n’était pas de nature à concilier au nouveau-venu plus de suffrages qu’il n’en avait obtenu à Carrare. L’indifférence fut telle à son égard, qu’il se vit obligé pour vivre de revenir à son ancien métier et de se mettre comme autrefois aux gages des marchands d’albâtre. Peut-être eût-il été condamné à sculpter longtemps encore des vases et des chambranles de cheminée, s’il n’eût eu pour juges que ses concitoyens. Singulier contraste : tandis que les Florentins laissaient ce noble talent se consumer dans des travaux indignes de lui, quelques étrangers, pressentant seuls sa force, lui fournissaient les occasions de se venger d’un aussi injuste oubli. Ce fut ainsi que Bartolini fit pour le ministre d’Angleterre en Toscane, et pour plusieurs autres Anglais, un assez grand nombre de statues et de bustes, — le portrait de lord Byron entre autres, — et pour M. Pourtalès le Vendangeur foulant des raisins, figure pleine de naturel, de jeunesse et de grâce[2]. La Russie recevait de lui des bustes et une figure de femme assise. À Londres, il envoyait une Bacchante, un groupe de deux Danseuses et la Vénus couchée, répétition en marbre du tableau fameux peint par Titien. La célébrité que ces divers ouvrages avaient acquise au maître dans d’autres pays revenant par un long détour dans son pays même, les amateurs italiens commencèrent à se déclarer pour

  1. Un groupe représentant l’empereur, l’impératrice et le roi de Rome fut, entre autres morceaux importans, mis en pièces par ces mains furieuses. Le modèle en plâtre d’une statue colossale de Napoléon eut le même sort, et la statue en marbre conforme à ce modèle ne fut sauvée que parce que le sculpteur, faute de place, l’avait fait transporter dans l’ancienne église del Carminé. Une fois établi à Florence, Bartolini reprit dans son atelier ce marbre, qui avait dû orner une des places de Livourne, et qui maintenant n’avait plus de destination. Après la mort du sculpteur, le Napoléon fut acquis par le gouvernement français et donné à la ville de Bastia.
  2. Cette jolie figure, l’une des plus heureusement imaginées par le maître, orne encore aujourd’hui la galerie Pourtalès. Le Vendangeur, une Nymphe appartenant à M. le prince de Beauvau, le bas-relief de la colonne de la place Vendôme et quelques bustes sont, à ce que nous croyons ; les seuls ouvrages de Bartolini qui se trouvent à Paris.