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de la Porte avaient été assujettis par le passé, et cette délivrance, que la justice et la politique réclamaient également, froissait les préjugés des zélés musulmans. La haine et le mépris des chrétiens font partie de leur symbole de foi religieuse; y toucher, c’était se révolter contre les prescriptions de leur livre sacré, et cela dans des vues politiques que peu d’entre eux comprenaient. Une réforme politique ne sera jamais agréée par un peuple si profondément croyant, si elle n’est appuyée sur une réforme religieuse. Reste à savoir comment cette dernière réforme devrait procéder.

Le christianisme a eu aussi au XVIe siècle ses réformateurs. Que firent-ils? Ils s’adressèrent aux consciences les plus délicates, aux esprits les plus exaltés en matière de religion; les tièdes seraient demeurés neutres dans cette grande question. Les chrétiens zélés s’en préoccupèrent et se rangèrent sous l’une ou sous l’autre bannière. Pourquoi n’en serait-il pas de même en Orient? Que les sages s’abaissent au niveau des simples d’esprit, que les grands se fassent petits, qu’ils ne dédaignent pas même d’employer un langage mystique, de revendiquer leur part de l’inspiration divine, qui peut seule leur obtenir la confiance et la soumission. Qu’au nom de ce même pouvoir et de ce même principe qui transformèrent jadis les Osmanlis en soldats, ils en fassent aujourd’hui des hommes. Qu’ils renversent et foulent aux pieds la fatale barrière qui sépare l’Orient de la civilisation, qu’ils enseignent à leur peuple à se tourner vers l’Occident lorsqu’il dit ses prières, car c’est de ce côté que le soleil se lève et se lèvera désormais. Qu’ils lui ouvrent les voies de l’étude et de l’action; qu’ils lui donnent une famille en abolissant la polygamie, car si une femme constitue la famille, plusieurs femmes la détruisent. Que sans prononcer le nom du Christ, ils les initient aux doctrines civilisatrices et à la morale du christianisme; qu’en se disant les commentateurs du Koran, ils en modifient profondément les principes et les commandemens. Ce plan n’est pas d’une exécution facile, je le sais, et il serait impraticable en Europe dans le siècle où nous vivons; mais l’Asie n’est pas l’Europe. Les circonstances sont d’ailleurs impérieuses, et il est urgent de prendre un parti.

Je crois en avoir dit assez pour montrer à quelles conditions une transformation salutaire pourrait s’accomplir en Turquie. Je m’arrête devant des perspectives où il serait téméraire de trop hasarder ses regards. Je tenais cependant à les laisser entrevoir, et après le récit d’un voyage qui m’avait montré sous des aspects si tristes l’application des doctrines du Koran, je voulais combattre celles-ci au nom du caractère même et des intérêts du peuple qu’elles gouvernent.


CHRISTINE TRIVULCE DE BELGIOJOSO.