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institutions qui les régissent. Mieux éclairée sur le vrai caractère de l’islamisme, je m’interrogeais sur ses destinées probables avec une sollicitude mêlée de sympathie. Sera-ce trahir une hospitalité généreuse et cordiale que d’exposer ici toute ma pensée sur un sujet dont l’Europe aujourd’hui se préoccupe à si bon droit? Je ne le crois pas, car si j’ai des plaies profondes à signaler, j’ai aussi des qualités réelles à faire connaître, et à côté de reproches sévères je puis placer de légitimes éloges. Ma sévérité d’ailleurs s’explique aisément. C’est au point de vue chrétien que j’entends juger les principes et les institutions de l’Orient. Ce que j’ai à dire de la morale et de la religion des Osmanlis sera donc l’expression de croyances et de doctrines diamétralement opposées aux leurs.

Qu’est-ce que le principe du gouvernement turc? quels germes de vitalité renferme-t-il? quelles prises offre-t-il à une réforme? quelles relations peuvent exister entre lui et l’Europe chrétienne? Ce sont là de bien graves questions, mais qu’il est impossible de ne pas se poser après plusieurs années de séjour au milieu des populations musulmanes. Qu’on se rassure, je n’entreprends point ici une longue discussion; je me borne à présenter quelques vues, à recueillir quelques observations.

L’empire ottoman est un état théocratique; il a pour législateur son prophète, pour code son livre sacré, pour jurisconsultes ses prêtres. Si l’on se place dans un milieu barbare, en face de populations impuissantes à se diriger elles-mêmes, si l’on ne se préoccupe que de donner au pacte entre les gouvernans et les gouvernés le plus de solennité possible, nul principe de gouvernement, ni celui du droit divin, ni celui de l’élection populaire, ne peut rivaliser avec le principe théocratique. Quelle source plus directe, quelle origine plus noble que la révélation, les prophéties, les miracles? Une fois la donnée admise, des rapports immuables s’établissent entre le prince et les sujets. Les questions de droit et de législation ne relèvent plus de la raison humaine; résolues par le dogme, elles échappent, comme lui-même, à toute discussion. Si l’immobilité est un signe de force, l’état théocratique peut donc prendre en pitié les perturbations des autres gouvernemens. Le malheur de ce régime, c’est qu’aux époques de barbarie, où il prospère, succèdent des époques où le besoin du progrès se fait sentir. Les populations elles-mêmes qui ont grandi sous la protection du système théocratique viennent à en reconnaître les inconvéniens. Elles sentent qu’il est condamné, qu’il ne répond plus à l’esprit d’un temps nouveau; elles sont alors placées entre deux alternatives, ou se résigner au maintien de ce système avec la certitude qu’elles donneront au monde le spectacle d’une affligeante agonie, ou se jeter dans les hasards d’une crise