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Malgré les inconvéniens de ce triste gîte, nous nous décidâmes à y passer la journée du lendemain pour médicamenter nos chevaux et compter nos pertes. Nous n’avions que trois chevaux morts et trois autres gravement malades[1] . On avait transporté ces pauvres bêtes dans une prairie ombragée de figuiers où nos tentes étaient dressées. Le cadavre d’un de mes chevaux favoris qui était au nombre des morts avait été déposé un peu plus loin ; un gros dogue s’était établi près de là comme pour chasser les oiseaux de proie et les chacals qui rôdaient à l’entour : nous eûmes beaucoup de peine à l’arracher de son poste quand l’heure du départ fut venue. Chose étrange que ces affections qui s’établissent entre certains animaux, et qu’on peut observer surtout en Orient ! Dans un pays où les animaux ont peu de rapports avec l’homme, c’est entre eux qu’ils tendent à s’associer, et ils conservent une sorte d’indépendance beaucoup plus digne d’intérêt à mon avis que la soumission de nos espèces apprivoisées.

Le mardi de la semaine sainte nous trouva de grand matin en marche vers Nazareth par une pluie battante, au milieu des vallons que dominent les monts de la Galilée. Rien de plus délicieux que ces vallons, où des lauriers, des myrtes de la taille de nos chênes entrelacent leurs ombrages sur des tapis de verdure et de fleurs. Sauf une chute que je fis, mais qui, grâce à l’adresse de mon bon cheval Kur, n’eut pas de suite dangereuse, la journée se passa sans accidens. Notre plus grave mésaventure fut de n’arriver à Nazareth qu’en pleine nuit. Quelques lumières disséminées dans la campagne nous annoncèrent seules le fameux village. Nous entrâmes dans ses rues sans rien distinguer autour de nous. Enfin notre caravane s’arrêta devant la porte d’une maison d’aspect européen. Un moine franciscain se tenait sur le seuil un flambeau à la main. Nous avions atteint notre gîte. Ce ne fut pas sans une profonde émotion que j’entendis le moine me souhaiter la bienvenue en italien et avec cet accent du nord de la péninsule auquel mon enfance a été accoutumée. J’éprouvais une joie singulière à entendre résonner sous la voûte d’un cloître d’Orient les pieuses formules qui avaient si souvent frappé mes oreilles dans les campagnes lombardes. Pourquoi ne l’avouerais-je pas d’ailleurs ? les chants des muphtis et la glorification du saint nom d’Allah commençaient à me fatiguer un peu. Je n’avais rien à dire contre le Dieu des musulmans ; mais je savais à quoi m’en tenir sur ceux qui l’invoquent du sein des plaisirs sensuels

  1. Quelle était cette maladie ? Avaient-ils mangé de quelque herbe vénéneuse ? avaient-ils un trop tôt après avoir pris leur orge ? Prématurément abreuvé, le cheval d’Orient est en effet souvent frappé de paralysie. On le guérit alors par des bains froids combinés avec des promenades forcées. Nul de nous au reste n’a pu découvrir la cause du mal qui nous avait fait passer une journée si pénible au sortir de Sur.