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de prouver le contraire. Chez eux, dirait M. Michelet, la légende a commencé de bonne heure. Nous ne plaisantons point. De plus en plus les Américains du Nord entourent d’une atmosphère merveilleuse des faits et des personnages qui sont très près de nous, et leur donnent un caractère différent de leur caractère historique. Les guerres et les acteurs de la révolution prennent sous leur plume ou dans leur bouche une grandeur gigantesque. Il n’est personne assurément, parmi ceux qui sont habitués à la lecture des livres américains, qui n’ait été mille fois étonné de voir Franklin ou Washington transformés en géans. Vous irriteriez fort un Américain, si vous lui disiez que ces deux hommes sont de taille ordinaire, que Franklin fut un homme très fin, honnêtement rusé, professant une morale excellente sans doute, mais à tout prendre trop souvent casuistique, n’aimant pas à se donner de peines inutiles et habile à se les épargner ; que Washington fut tout simplement un honnête cœur et une conscience probe. Les personnages les moins poétiques de la terre tournent à la légende à une distance de moins de soixante ans. Les Américains d’aujourd’hui parlent de l’époque et des héros de leur révolution comme de la Grèce primitive et de ces générations de demi-dieux qui fondèrent les premiers états et élevèrent les premières villes.

Cette tendance n’est pas d’ailleurs particulière seulement à la foule démocratique, comme on pourrait le croire. On la retrouve chez les hommes les plus distingués de l’Amérique, et c’est au même sentiment que vient d’obéir M. Herman Melville, l’ingénieux auteur de Typee et Omoo, de Mardi et de la Baleine, en écrivant son dernier livre[1]. Le fond de son récit est historique ; son héros est un obscur soldat de la révolution, qui assista à la bataille de Bunker-Hill, fut fait prisonnier, et resta quarante-huit ans en Angleterre dans l’indigence et l’abandon. Ce ne fut qu’en 1824 que le consul américain à Londres, ayant entendu parler du pauvre exilé, lui procura un passage à bord d’un vaisseau qui partait pour l’Amérique. Arrivé dans son pays, le soldat de Bunker-Hill raconta ses aventures et les fit publier à Providence en un petit volume populaire du prix de trente et un cents[2], que les colporteurs répandirent dans les campagnes, et qui fit passer sans doute plus d’une heureuse soirée aux fermiers américains. Ce petit volume, imprimé dans le goût de notre Bibliothèque Bleue et de nos livres populaires, ne se rencontre plus guère en Amérique, et c’est d’un vieil exemplaire en lambeaux que M. Herman Melville prétend avoir tiré son récit des

  1. Israël Potter : his fifty years of exile ; 1 vol. New-York, Putnam 1855.
  2. Un cent, la centième partie d’un dollar, à peu près cinq centimes de France.