Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/1185

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des vicissitudes qu’elles ont subies. Quand elles sont détachées depuis peu de temps, elles reposent sur la mer en immenses tables horizontales, et l’on voit encore à leur partie supérieure, incrustés dans leurs flancs, les débris de roches entraînés dans le mouvement du glacier. Quand le fond de ces grandes masses tabulaires n’est pas horizontal au moment de leur rupture, elles basculent aussitôt qu’elles sont séparées et présentent alors une longue pente ondulée qui descend souvent jusqu’au niveau de l’eau et se termine par une falaise abrupte et brillante. Quand elles sont arrêtées dans les glaces, on peut les gravir par cette grande côte inclinée, et parvenir jusqu’à leur cime. A la longue, la mer creuse à la base de ces montagnes de profondes excavations; l’action de l’air et de l’eau les dégrade : leur ligne de flottaison change, et quand elles s’inclinent, on voit sur leur côté une série de cannelures qui marquent les anciennes lignes de niveau. A mesure que l’œuvre de décomposition avance, leurs formes deviennent plus étranges et plus pittoresques; des tours à demi ruinées sont unies par des ponts naturels aux arches colossales; des terrasses superposées servent de réservoir à l’eau fondue qui tombe en minces cascades ; des stalactites sont pendues à des pointes grotesques et difformes. Rien n’est imposant comme de voir passer ces monstres gigantesques, souvent si nombreux qu’on se fatigue à les compter. La lumière joue de mille manières sur leurs faces d’un blanc si mat, que de loin ils ressemblent à des masses d’argent fondu. Quand le soleil est très près de l’horizon, ils sont baignés d’une lumière rose et pourprée, nuancés des teintes les plus harmonieuses. Il faut renoncer à peindre la pure et tranquille majesté de ces grandes montagnes mouvantes; les courans qui les entraînent sont si puissans, qu’elles marchent souvent contre le vent, et même contre les trains de glace flottante. Dans le nombre, quelques-unes élèvent démesurément leurs cimes, géans qui conduisent d’autres géans. Quelquefois, par suite d’une rupture soudaine, on voit l’une d’elles s’arrêter et se balancer un moment en cherchant son nouvel équilibre : un instant après, elle reprend sa marche lente, et la troupe serrée va se perdre peu à peu dans le vague de l’horizon.


II. — PREMIÉRES DÉCOUVERTES ARCTIQUES.

C’est entre ces montagnes menaçantes et ces grands radeaux de glace, qui viennent souvent barrer leur passage, que les navires sont obligés de se frayer péniblement un chemin. Aujourd’hui même, à une époque où sont fixés les traits principaux de la géographie arctique, où les courans, les grandes routes suivies par les glaces sont connues, on ne peut s’empêcher de ressentir une admiration