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qui se fond absorbe, aux dépens de ce qui l’environne, une certaine quantité de chaleur, que les physiciens nomment chaleur latente; au contraire, une grande masse d’eau, au moment où elle se convertit en glace, devient une véritable source de chaleur, ce qui ne peut laisser que de paraître bien extraordinaire à ceux qui sont habitués à considérer le chaud et le froid comme deux puissances antagonistes et rivales. Il arrive ainsi que le courant chaud se refroidit plus rapidement quand les glaces flottantes, entraînées dans leur mouvement vers le sud, viennent s’y fondre que lorsqu’il va seulement réchauffer les eaux polaires. Pendant l’hiver, il contourne de loin jusqu’à une très grande distance les côtes de l’Asie, tandis qu’au printemps et en été il est arrêté entre la Nouvelle-Zemble et le Spitzberg.

Les îles Cherry, situées entre le Cap-Nord et le Spitzberg, sont bien placées pour donner une preuve de l’influence que le gulfstream exerce pendant l’hiver. Le soleil y reste cent trois jours sous l’horizon : pendant cette longue nuit, le temps y est fort doux, et on y a vu tomber de la pluie le jour de Noël. Leur latitude est pourtant la même que celle de l’île Melville, où le froid est si intense que le mercure y gèle pendant cinq mois consécutifs. On ne s’étonnera pas dès lors que la mer ne soit pas prise plus fréquemment dans le port de Bergen, en Norvège, que la Seine à Paris.

Avec le printemps arrive la débâcle; les grands fleuves se déchargent, les glaces commencent leur migration vers le sud, qui continue pendant tout l’été, et qui fait, si l’on peut s’exprimer ainsi, reculer le gulfstream. Il faut en chercher les réservoirs les plus immenses sur les côtes de Sibérie et d’Asie, puis dans le grand labyrinthe arctique. Le courant asiatique dépasse le pôle et descend le long du Groenland oriental en passant des deux côtés du Spitzberg : les glaces rencontrent alors le courant équatorial qui les rejette et qui protège contre elles les côtes de l’Europe. Aussi Léopold de Buch observait-il en 1816 qu’il fallait s’éloigner de 20 à 30 lieues marines des derniers promontoires de la Laponie avant d’apercevoir, bien loin à l’horizon, quelques îlots de glace. On sait d’ailleurs qu’en Europe les hivers sont extrêmement doux, quand on les compare à ceux qui règnent aux mêmes latitudes de l’autre côté de l’Atlantique. Ce contraste avait frappé d’un étonnement douloureux ces hommes courageux qui allèrent les premiers dans l’Amérique du Nord jeter les fondemens de ces colonies qui devaient si vite s’ériger en rivales indépendantes de la métropole, et auxquels leurs descendans donnent encore aujourd’hui ce nom touchant, dont le sentiment est presque intraduisible, pilgrims fathers, « nos pères les pèlerins. »

En même temps que s’établit le grand courant asiatique, les