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pas qu’il ait jamais pour la postérité l’importance de Nicolas Poussin. Les lions et les chevaux de Barye sont plus vrais que le lion de Puget et les chevaux de Coustou placés à l’entrée des Champs-Elysées; mais son talent n’est pas apprécié à sa juste valeur, parce qu’il n’a pas encore trouvé l’occasion de se déployer librement. Il y a dans son esprit tout ce qu’il faut pour concevoir, dans sa main tout ce qu’il faut pour exécuter des œuvres monumentales, et jusqu’à présent il ne s’est pas encore rencontré un architecte qui ait su tirer parti de cette merveilleuse aptitude. Les quatre groupes dont j’ai parlé seront placés à vingt mètres du sol. Pour les étudier, les meilleurs yeux ne pourront se passer du secours d’une lunette. Je suis donc fondé à dire que la foule n’a pas encore été mise à même d’apprécier le talent de Barye. Il y a dans ses œuvres un côté idéal qui se révélerait clairement dans une œuvre monumentale, et qui échappe aux regards de la multitude dans une figure de dix pouces.

Supérieur au siècle dernier dans la peinture et la statuaire, le siècle présent n’occupera donc pas un rang esthétique aussi élevé que le XVIe et le XVIIe siècle. Si j’excepte en effet MM. Ingres, Delacroix et Decamps, MM. Barye et David, je n’aperçois partout qu’une lutte acharnée avec la nature, mais une lutte engagée sur un terrain mal choisi. Ni peintres ni sculpteurs ne veulent tenir compte de la différence des moyens dont l’art et la nature disposent. Ils tâchent de reproduire avec l’ébauchoir, avec le pinceau, ce qu’ils voient, le modèle réel et complet, au lieu d’exprimer l’impression reçue, seul but que l’art puisse et doive se proposer. Parmi les hommes d’un talent éprouvé qui cultivent aujourd’hui le paysage, il n’y en a pas un qui se puisse comparer à Claude Gelée pour la richesse de l’invention, pour la pureté, la majesté du style. Je ne conteste pas à MM. Troyon, Paul Huet et Français le sentiment poétique, mais parmi leurs compositions en est-il une seule qui rappelle le Lorrain? Une telle question n’a pas besoin d’être discutée : tous les esprits éclairés l’ont résolue depuis longtemps. Plus d’une fois déjà j’ai tâché de caractériser la tendance de not; e école. L’examen que je viens d’achever m’oblige à formuler la même conclusion, puisque les prémisses n’ont pas changé. Dans les arts du dessin, l’habileté matérielle s’accroît de jour en jour, tandis que le rôle de l’intelligence s’amoindrit et perd crédit. L’imitation pure prend la place de l’invention. C’est pourquoi il faut remettre en honneur Nicolas Poussin, Jean Goujon et Claude Gelée, qui savaient imiter, mais qui inventaient.


GUSTAVE PLANCHE.