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sans choix tout ce qui s’offre à nos yeux. M. Courbet nous dit qu’il a voulu laisser à la postérité l’image fidèle de nos idées, de nos mœurs, de nos coutumes. Si la postérité le croyait sur parole, elle recevrait là un fort vilain cadeau. Les figures peintes par M. Courbet donnent de notre espèce un piètre échantillon, et sans vouloir flatter mon temps, j’aime à croire qu’il l’a calomnié. Si toutes les femmes de France ne possèdent pas la beauté des Arlésiennes, il est difficile de rencontrer, même en notre pays, des types aussi laids que les baigneuses de M. Courbet. Pousser aussi loin le réalisme quand on a le malheur de faire une pareille rencontre, c’est abuser du sentiment de sa personnalité.

Je regrette que M. Gérôme, dont les débuts avaient été accueillis avec tant de sympathie, ait compromis une renommée si légitimement acquise en se fourvoyant dans une composition au-dessus de ses forces ou tout au moins au-dessus de son expérience. Le Siècle d’Auguste ne vaut pas le Combat de Coqs. Est-ce à dire que M. Gérôme soit aujourd’hui moins habile qu’au jour de ses débuts? Assurément non : c’est une des mains les plus alertes et en même temps les plus prudentes que je connaisse; mais quand il s’agit d’une composition aussi vaste, aussi complexe, l’adresse et la prudence de la main ne suffisent pas. Il faut avant tout se préoccuper de la pensée. Or M. Gérôme ne paraît pas en avoir pris grand souci. Il a ordonné ses figures de façon à contenter le regard du spectateur, et n’a pas poussé son effort au-delà. Il y a pourtant une pensée dans son tableau : l’opposition du christianisme naissant et du paganisme à son apogée, confiant dans sa durée; mais cette pensée est demeurée à l’état philosophique telle que nous la trouvons dans le Discours de Bossuet sur l’histoire universelle; elle n’a pas revêtu, et j’ajoute qu’elle ne pouvait pas revêtir une forme pittoresque. Le Christ au berceau, qui occupe la partie inférieure de la toile, a le double inconvénient de ne pas se relier à l’ensemble de la composition, et de distraire l’attention par un style qui n’est pas celui de l’ouvrage. Toute la partie païenne, soit les dix-neuf-vingtièmes, est traitée d’après les procédés et avec les ressources de la peinture moderne, tandis que le Christ au berceau est traité à la manière de Giotto. L’effet d’un tel rapprochement n’était pas difficile à prévoir, et je m’étonne que M. Gérôme ait pu se méprendre un instant à cet égard. La pensée de Bossuet, qui n’appartient peut-être pas au domaine de la peinture, ou qui du moins, pour arriver à l’esprit en passant par les yeux, devrait se produire sous une autre forme, n’est plus, ainsi traduite, qu’un placage puéril. A quoi bon opposer le style de Giotto au style de la peinture moderne? Est-ce que l’auteur du tableau, en acceptant la pensée de Bossuet, n’en a pas fait sa propre