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du mouvement enchantent tous les regards. Si l’on ne savait pas à quelle période se rapporte cet ouvrage d’une perfection si exquise, il serait facile de le deviner, car si la main d’un vieillard peut terminer une telle œuvre, il faut un esprit jeune pour la concevoir. L’Anadyomène de M. Ingres peut se comparer, pour l’élévation du style, aux plus belles figures de ce nom que l’antiquité nous a laissées. La déesse se révèle par sa seule beauté. Rien de lascif dans son attitude, rien qui embrase les sens engourdis. Elle sort de l’écume des flots radieuse et nue, et n’a qu’à se montrer pour dominer les hommes et les dieux. C’est à coup sûr une des œuvres les plus parfaites de l’art français depuis son origine jusqu’à nos jours, et c’est pour moi, avec l’Apothéose d’Homère, l’expression la plus pure du talent de l’auteur. On peut discuter la forme des enfans qui entourent Aphrodite; on ne peut qu’admirer le torse et les membres de la déesse. Il y a dans ce beau corps une souplesse et une puissance que la statuaire a su exprimer dans ses périodes les plus glorieuses, et que nos yeux aperçoivent bien rarement dans le monde réel. C’est pourquoi l’Anadyomène de M. Ingres doit être louée sans réserve, car c’est le type de la beauté idéale dans sa plus haute expression.

Il y a maintenant trente-trois ans que M. Eugène Delacroix est entré pour la première fois dans la lice, car Dante et Virgile, le premier tableau qu’il ait exposé, appartiennent au salon de 1822. Depuis trente-trois ans, il soutient contre les traditions de l’école une lutte acharnée. A-t-il gagné toutes les batailles qu’il a livrées? Ses admirateurs les plus fervens n’oseraient l’affirmer : il sait lui-même que chacune de ses tentatives n’a pas été marquée par une victoire; mais, quoi qu’on puisse penser de la valeur de ses doctrines, il faut lui rendre cette justice, qu’il n’a pas abandonné un seul jour la voie où il s’était engagé. Or quelle est cette voie? M. Delacroix n’a jamais visité l’Italie, et pourtant il se rattache à l’Italie; par sa passion pour la lumière, pour la splendeur des tons, il compte parmi les disciples de Paul Véronèse. C’est à l’école de Venise qu’il faut rapporter l’origine de ses premiers ouvrages. Plus tard il s’est épris de la chair, et sans déserter l’école de Venise il a choisi parmi les Flamands le peintre qui avait mis à profit avec le plus d’éclat les leçons de Paul Véronèse, Pierre-Paul Rubens. C’est à ces deux parrains que nous devons rapporter sa manière de comprendre le maniement du pinceau. En déterminant ainsi l’origine de ses habitudes, je n’entends pas contester l’indépendance de son imagination. Lorsqu’il invente, il ne relève que de lui-même. Il ne consulte ni Rubens, ni Paul Véronèse, mais sa pensée : sur ce terrain il peut soutenir la lutte avec les plus puissans, car il possède un don merveilleux, le don de transformation. Il a tour à tour abordé les sujets les plus