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nous séduire par leur élégance, mais il est bien rare qu’elles résistent à l’examen. Tôt ou tard l’œil aperçoit des parties incomplètes ou inexactes. M. Ingres, grâce à ses habitudes laborieuses, n’a pas à redouter de pareilles découvertes. Dans son art, ce n’est pas seulement un érudit, comme on se plaît à le répéter; c’est aussi un savant dans l’acception la plus élevée. Non-seulement il connaît toutes les belles œuvres de l’école romaine, mais il sait pourquoi elles sont belles, et il retrouve dans la nature le germe de cette beauté suprême. D’ailleurs, si Raphaël est pour lui le maître des maîtres, comme Mozart pour les mélodistes, il n’ignore pas, il admire sans les imiter les deux grands Florentins que Raphaël a surpassés par la réunion de tous les dons, mais qui le dominent par la précision et la profondeur du dessin, — l’auteur de la Cène et l’auteur des Sibylles de la Sixtine. Quelque jugement que l’on prononce sur les facultés inventives de M. Ingres, il ne faut parler de lui qu’avec vénération, avec reconnaissance, car de tous les peintres français qui ont paru depuis Nicolas Poussin, c’est celui qui s’est maintenu avec le plus de constance et de bonheur dans les hautes régions de la pensée, et j’ajouterai que pour le maniement du pinceau, pour le choix exquis des lignes, pour l’achèvement des morceaux, il est supérieur à son illustre devancier. Il n’a jamais tenu compte des caprices de la mode, il n’a jamais sacrifié aux engouemens de la foule. Calme et patient, il est demeuré lui-même, attendant sans dépit que le goût public montât jusqu’à lui, et son espérance n’a pas été déçue.

Parmi les œuvres de M. Ingres, qui toutes se recommandent par des mérites particuliers, il y en a quatre que je puis appeler excellentes sans m’exposer au reproche de flatterie : l’Apothéose d’Homère, le Martyre de saint Symphorien, la Vénus Anadyomène, et le portrait de M. Bertin. Ces compositions réunissent tout ce qu’il y a d’exquis et de savant dans le talent de l’auteur. Je rapproche à dessein l’Apothéose d’Homère du Martyre de suint Symphorien pour montrer toute la variété, toute la souplesse d’imagination qui le caractérise. Je regrette, pour l’instruction de la génération nouvelle, que la chronologie des œuvres de M. Ingres ne soit pas indiquée dans le livret avec plus de précision et de fidélité, car la date n’est pas sans importance. Ainsi le livret attribue l’Apothéose d’Homère à l’année 1842. Or tous ceux qui ont suivi les travaux de M. Ingres savent très bien que cette composition se rapporte aux dernières années de la restauration. Il n’est pas inutile de relever cette méprise. Le Martyre de saint Symphorien, que le livret donne comme une peinture de 1827, n’a été offert au public qu’en 1834. Or entre ces deux œuvres capitales il y a une différence de style qui s’explique par les dates vraies, et que l’altération des dates rend inexplicable.