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l’art, la sévérité de ses principes n’a pas de fâcheuses conséquences. Qu’il s’enferme dans l’école romaine et ne voie de salut que dans les leçons qui nous sont offertes par le chef de cette école, c’est un fait qui ne doit alarmer personne, puisque cette doctrine signifie le culte de la beauté. Nulle période en effet ne réunit dans une aussi heureuse harmonie que l’école romaine tous les élémens dont la beauté se compose. A ne considérer que la pratique de l’art, il n’est donc pas permis de blâmer le choix de M. Ingres. Qu’il se méprenne sur la valeur de plusieurs écoles, qu’il condamne comme des fléaux des œuvres qui ont droit à notre admiration, qu’il répudie Rubens et Rembrandt, qu’il se montre sévère pour Venise, peu nous importe. Sa profession n’est pas de juger, mais de produire, et il a produit des œuvres admirables.

Doué d’une ardeur infatigable, il conserve toute la jeunesse, toute la ferveur de ses premières années. Elève de David, plein de respect pour les leçons de son premier maître, il comprit bientôt ce qu’il y avait d’incomplet et d’erroné dans cet enseignement, et pressentit le danger de la statuaire dans le domaine de la peinture. Il abandonna l’étude des marbres et se tourna vers Raphaël. Ce second maître est le seul qu’il ait suivi fidèlement dans sa longue carrière. Il n’avait que vingt et un ans lorsqu’il obtint, en 1801, le grand prix de Rome; mais son goût s’était formé de bonne heure, et, dès qu’il eut mis le pied au Vatican, il embrassa d’une foi ardente et résolue la religion de toute sa vie. On se tromperait pourtant, si l’on croyait que M. Ingres, entraîné par l’amour de la tradition, néglige l’étude de la nature. Malgré sa vive admiration pour l’École d’Athènes, dont tous les détails ne sont pas réels, personne peut-être n’a consulté aussi souvent que lui le modèle vivant. Ses portraits à la mine de plomb, que je regrette de ne pas voir au palais des Beaux-Arts, prouveraient avec quel soin, avec quelle assiduité il a étudié toutes les variétés du masque humain, et les dessins faits pour son dernier tableau, pour l’Apothéose de Napoléon, montrent son amour pour les moindres parties de la réalité. Tous ceux qui ont eu le plaisir de contempler ces dessins et qui sont en mesure de les juger n’hésitent pas à les comparer, pour la puissance et la fidélité, aux plus beaux dessins des maîtres de la renaissance que nous possédons au Louvre. C’est là un côté du talent de M. Ingres que le public ignore généralement. On le croit livré tout entier au culte du passé, et l’on ignore qu’il n’accepte jamais la tradition sans la contrôler par l’étude du modèle vivant. Il consulte l’école romaine pour le goût, pour l’harmonie. L’heure de l’exécution venue, il ne se fie qu’à lui-même, au témoignage de ses yeux. C’est ce qui donne à ses œuvres tant de relief et de solidité. Les figures peintes de mémoire peuvent en effet