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à ce genre de vie si nouveau. De Milan ils rejoignaient leur cantonnement dans une sediole qui leur avait été prêtée par quelque ami. La sediole est une voiture à deux roues très hautes emportée au grand trot par un cheval maigre qui fait souvent trois lieues à l’heure. Ces courses que les officiers faisaient sans permission mettaient au désespoir l’état-major de la place et le général Despinois, commandant. On affichait sans cesse des ordres du jour qui menaçaient les officiers voyageurs de destitution; mais on se moquait parfaitement de ces ordres du jour. Les généraux commandant les divisions, à l’exception du vieux Sérurier, étaient indulgens.

Tel officier venait à cheval de dix lieues pour passer une soirée à la Scala, dans la loge d’une femme de sa connaissance. Pendant cet été de 1796, qui, après deux ans de misère et d’inaction sur les rochers voisins de Savone, fut pour l’armée un mélange admirable de dangers et de plaisirs, c’était devant le café de la Corsia de’ Servi que se retrouvaient les officiers des régimens les plus éloignés. Beaucoup, pour se soustraire à l’exhibition du permis donné par le colonel et visé par le général de brigade, laissaient leur sediole hors la porte et entraient en promeneurs. Après les glaces, les dames allaient passer une heure chez elles et peut-être recevoir quelque visite, puis elles reparaissaient dans leurs loges à la Scala. Ces loges sont, comme on sait, de petits salons où chacune recevait à la fois huit ou dix amis. Il n’était guère d’officier français qui ne fût admis dans plusieurs loges. Ceux qui, étant tout à fait amoureux et timides, n’avaient pas ce bonheur, se consolaient en occupant au parterre une place bien choisie et toujours la même; de là, ces guerriers si hardis adressaient des regards fort respectueux à l’objet de leurs attentions. Si on leur rendait ce regard en plaçant près de l’œil le côté de la lorgnette qui éloigne, ils s’estimaient très malheureux. De quoi n’était pas capable une armée de jeunes gens à qui la victoire donnait de telles folies?

Le vendredi, jour où il n’y a pas de spectacle en Italie, en mémoire de la passion, on se réunissait au Casino dell’ Albergo della Città; là il y avait bal et conversation.

Il faut l’avouer, au bout de quelques jours, la popularité de l’armée eut un peu à souffrir; presque tous les cavaliers servans régnant à l’époque de l’arrivée des Français prétendaient avoir fort à se plaindre. La mode des cavaliers serrans n’a été détruite que vers 1809, par une suite de mesures morales adoptées par le despotisme du roi d’Italie. Ces liaisons étaient un sujet d’étonnement pour les Français; beaucoup duraient quinze ou vingt ans. Le cavalier servant était le meilleur ami du mari, qui lui-même remplissait semblable fonction dans une autre maison. Les officiers français eurent besoin de beaucoup de temps pour comprendre que, loin de prendre ombrage de l’assiduité du cavalier servant, la vanité du mari milanais eût été fort choquée de n’en point voir à sa femme.

Cette mode, qui semblait si étrange, venait d’un peuple grave, les Espagnols, qui ont gouverné Milan de 1526 à 1714. Il ne fallait pas que la femme d’un Espagnol parût à la messe conduite par son mari; c’eût été un signe de pauvreté, ou tout au moins d’insignifiance; le mari devait être retenu ailleurs par ses grandes affaires. Une dame devait donner le bras à un écuyer. Il arriva de là que dans la classe bourgeoise, qui n’avait pas d’écuyer, un médecin