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armée, même libératrice, est toujours une grande calamité. Il n’y a d’exception que pour les jolies femmes, qui sont guéries du mal de l’ennui. Or, une armée, toute de jeunes gens, et dans laquelle personne n’avait d’ambition, était admirablement disposée pour faire tourner les têtes. Il se trouva, par un hasard qui ne se renouvelle qu’à de longs intervalles, qu’il y avait alors à Milan douze ou quinze femmes de la beauté la plus rare, et telles qu’aucune ville d’Italie n’a présenté de réunion pareille depuis quarante ans.

Écrivant après ce long intervalle de temps, j’ai l’espoir, hélas ! trop fondé, de ne choquer aucune convenance en plaçant ici un souvenir affaibli de quelques-unes de ces femmes charmantes que nous rencontrions au Casin della Città, et plus tard au bal de la casa Tanzi. Par bonheur, ces femmes si belles, et dont les étrangers peuvent trouver quelque idée dans les Hérodiades de Léonard de Vinci, ne possédaient aucune instruction ; mais, en revanche, la plupart avaient infiniment d’esprit, et un esprit très romanesque.

Dès les premiers jours, on ne s’occupa dans l’armée que de la folie étrange où était tombé l’officier supérieur qui lui transmettait tous les ordres du général en chef et qui passait alors pour son favori. La belle princesse Visconti avait essayé, dit-on, de faire perdre la tête au général en chef lui-même; mais, s’étant aperçue à temps que ce n’était pas chose facile, elle s’était rabattue sur le second personnage de l’armée, et il faut avouer que son succès avait été complet. Cet attachement a été le seul intérêt de la vie du général Berthier jusqu’à sa mort, arrivée dix-neuf ans plus tard, en 1815.

On cita bientôt beaucoup d’autres folies, moins durables sans doute, mais tout aussi vives. Il faut se rappeler encore une fois qu’à cette époque personne, dans l’armée, n’avait d’ambition, et j’ai vu des officiers refuser de l’avancement pour ne pas quitter leur régiment ou leur maîtresse. Que nous sommes changés ! Où est la femme maintenant qui oserait prétendre même à un moment d’hésitation?

On citait alors à Milan, parmi les beautés. Mme Rug, femme d’un avocat, devenu plus tard l’un des directeurs de la république; Pietra Grua Marini, femme d’un médecin; la comtesse Are..., son amie, et qui appartenait à la plus haute noblesse; Monti, Romaine, femme du plus grand poète de l’Italie moderne; Lambert, qui avait été distinguée par l’empereur Joseph II, et qui, quoique déjà d’un certain âge, offrait encore le modèle des grâces les plus séduisantes, et pouvait rivaliser, en ce genre, avec Mme Bonaparte elle-même. Et, pour finir par l’être le plus attrayant et les plus beaux yeux que l’on ait jamais vus peut-être, il faut citer Mme Gherardi de Brescia, sœur des généraux Lecchi et fille de ce fameux comte Lecchi de Brescia, dont les folies d’amour et de jalousie ont été remarquées même à Venise.

C’est lui qui, une fois à Pâques, se revêtit du capuchon et de la barbe d’un capucin en odeur de sainteté, et acheta la permission de se cacher dans son confessionnal, afin d’y entendre la marquise C..., sa maîtresse. C’est lui qui, se trouvant enfermé sous les Plombs à Venise, en punition des folies insignes qu’il avait faites pour la marquise C..., consigna six mille sequins dans les mains du geôlier, lequel, à cette condition, lui donna la liberté pour trente-six heures. Ses amis lui avaient préparé des relais; il courut à Brescia, où il arriva un jour de fête, en hiver, à trois heures après-midi, comme tout le