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M. Robert, un des plus beaux officiers de l’armée, arriva à Milan le 15 mai 1796 au matin, et fut engagé à dîner par la marquise A..., pour le palais de laquelle il avait reçu un billet de logement. Il fit une toilette très soignée, mais il n’avait absolument pas de souliers. Il avait, comme de coutume, quand il entrait dans les villes, des empeignes assez bien cirées par son chasseur; il les attacha soigneusement avec de petites cordes, mais il y avait absence complète de semelles. Il trouva la marquise si belle, et eut tant de crainte que sa pauvreté n’eût été aperçue par les laquais en magnifique livrée qui servaient à table, qu’en se levant il leur donna adroitement un écu de six francs : c’était tout ce qu’il possédait au monde. M. Robert m’a juré qu’entre les trois officiers de sa compagnie ils n’avaient qu’une paire de souliers passable, conquise sur un officier autrichien tué à Lodi, et dans toutes les demi-brigades il en était de même. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on aurait peine aujourd’hui à se faire une idée du dénûment et de la misère de cette ancienne armée d’Italie. Les caricatures les plus grotesques, fruit du génie inventif de nos jeunes dessinateurs, restent bien au-dessous de la réalité. Une réflexion peut suffire : les riches de cette armée avaient des assignats, et les assignats n’avaient aucune valeur en Italie.

Me permettra-t-on des détails encore plus vulgaires? Mais, en vérité, je ne saurais comment rendre ma pensée par des équivalens. Deux officiers, l’un chef de bataillon et l’autre lieutenant, tous deux tués à la bataille du Mincio, en 1800, n’avaient entre eux deux, lors de l’entrée à Milan en mai 1796, qu’un pantalon de Casimir noisette et trois chemises. Celui qui ne portait pas le pantalon avait une redingote d’uniforme croisée sur la poitrine, qui, avec un habit, formait toute leur garderobe, et encore ces deux vêtemens étaient raccommodés en dix endroits, et de la façon la plus misérable. Ces deux officiers ne reçurent, pour la première fois, de la monnaie métallique qu’à Plaisance. Ils eurent alors quelques pièces de sept sous et demi de Piémont (sette e mezzo) avec lesquelles ils se procurèrent le pantalon noisette.

Je supprime d’autres détails de ce genre, et qui seraient peu croyables aujourd’hui. Rien n’égalait la misère de l’armée, si ce n’est son extrême bravoure et sa gaieté. C’est ce que l’on comprendra aisément, si l’on veut bien se rappeler que, soldats et officiers, tous étaient de la première jeunesse. L’immense majorité appartenait au Languedoc, au Dauphiné, à la Provence, au Roussillon. Il n’y avait d’exception que pour quelques hussards de Berchiny que le brave Stengel avait amenés d’Alsace. Souvent les soldats, en voyant passer leur général, qui était si fluet et avait l’air si jeune, remarquaient que cependant il était leur aîné à tous. Or, en mai 1796, lors de son entrée à Milan, Napoléon, né en 1769, avait vingt-six ans et demi.

A voir ce jeune général passer sous le bel arc de triomphe de la Porta Romana, il eût été difficile, même pour le philosophe le plus expérimenté, de deviner les deux passions qui agitaient son cœur. C’étaient l’amour le plus vif, exalté jusqu’à la folie par la jalousie, et la haine provoquée par les apparences de la plus noire ingratitude et de la stupidité la plus plate.

Le général en chef devait organiser les pays conquis; l’armée française y avait des amis chauds et des ennemis furieux; mais, par malheur, il fallait