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forces respectives. Depuis le mouvement opéré sur la Tchernaïa, quelques-unes des divisions françaises campent sur cette rivière au-dessus d’Inkerman, protégées par la rivière même et ayant pour seconde ligne de défense un canal de dérivation qui portait autrefois les eaux à Sébastopol. Plus haut sont les Piémontais, faisant face à Tchorgoun et aux coteaux du Chouliou. Plus haut encore, la cavalerie française se trouve dans la riche vallée de Baïdar. L’armée russe campe de l’autre côté de la rivière, sur les coteaux boisés où est située la ferme de Mackensie, et que nos soldats ont eu à traverser après la bataille de l’Aima pour se diriger sur Balaklava. La Tchernaïa est coupée par plusieurs ponts, dont l’un est celui de Traktir, desservant la route de Balaklava à Simphéropol. Le 16 août, au point du jour, les Russes, protégés par une brume épaisse, comme à Inkerman, ont débouché par les défilés qui aboutissent à la Tchernaïa, au nombre de cinquante ou soixante mille hommes, avec une cavalerie nombreuse et cent soixante pièces de canon. Au premier moment, les avant-postes sardes placés sur la rive droite ont dû se replier. Quelques-uns de nos postes cédaient également devant le nombre. Les Russes ont passé la rivière sur plusieurs points à la fois. Bientôt cependant l’offensive était reprise sur toute la ligne des armées alliées. Les Piémontais rejetaient vaillamment les Russes de l’autre côté de la rivière. Quant à notre armée, elle était principalement engagée au pont de Traktir, où était la lutte la plus chaude, et elle ne tardait point à repousser également l’ennenù. Trois heures de combat suffisaient pour contraindre les Russes à regagner l’autre rive de la Tchernaïa et à aller se placer sous la protection des batteries dont ils avaient hérissé les hauteurs. Nos soldats restaient victorieux après avoir combattu en nombre très inégal, et les Russes avaient plus de six mille hommes hors de combat.

Le résultat de cette bataille ne saurait être douteux. Les opérations du siège ne suivront pas moins leur cours méthodique et peut-être lent encore ; mais l’issue est désormais certaine. Qu’on l’examine bien : les Russes s’étaient longuement préparés sans nul doute à ce mouvement offensif, ils avaient réuni toutes les forces dont ils pouvaient disposer : ils n’ont pu cependant mener au combat que cinquante ou soixante mille hommes, qui sont venus échouer contre des divisions très inférieures en nombre. S’ils n’ont pu réunir aujourd’hui de plus grandes forces, auront-ils ce pouvoir à mesure que l’hiver va venir ? Et lors même qu’ils le pourraient, lors même qu’ils auraient une armée plus nombreuse en Crimée, auront-ils les ressources nécessaires d’approvisionnemens et de vivres ? Par le fait, les armées alliées et l’armée russe se trouvent désormais dans une situation où tout doit favoriser les efforts de nos soldats, où tout au contraire doit contribuer à amortir la résistance des défenseurs de Sébastopol. La bataille livrée sur la Tchernaïa met en relief cette situation en manifestant l’impuissance de l’armée russe dans sa suprême tentative pour briser ce cercle où elle est enfermée par la force des choses autant que par l’héroïsme de nos soldats.

C’est donc sous le rayon de cette gloire nouvelle que la reine d’Angleterre est arrivée en France, faisant en quelque sorte de sa présence l’image vivante et palpable de cette alliance qui vient de signaler encore sa puissante action dans la Baltique et en Crimée. La reine Victoria venait pour la première fois