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pénétré de crainte, je n’ose plus répéter : N’est-ce que cela l’amour ? Chaque chose demande son apprentissage. On ne se rend compte des difficultés du violon qu’après avoir promené longtemps ses doigts sur les cordes. L’homme qui achète une flûte par passe-temps et qui souffle assez facilement un petit air dès les premiers jours est effrayé quand, ayant étudié la portée de l’instrument, il en juge les ressources et les difficultés. Je crains qu’il n’en soit ainsi de la mort : il est fort pénible d’en essayer une seconde, une troisième fois : à chaque nouvelle visite, j’ai peur qu’elle ne se montre plus rigoureuse et qu’elle ne verse avec trop de complaisance ses philtres noirs, qui sont le coup de l’étrier pour la longue course aux pays nouveaux.

Ses tentatives m’avaient rendu bien faible et mis tout à l’envers : le corps de l’homme ressemble alors à ces appartemens dans lesquels des voleurs se sont introduits, faisant des paquets de l’argenterie, des meubles, des lingeries, des vêtemens. Arrive une surprise, les voleurs fuient en laissant les paquets au milieu des chambres. Quand le propriétaire rentre, sa confusion est grande de trouver sa maison en désordre, les meubles renversés, les armoires ouvertes, et tout le butin au milieu de l’appartement. Malgré ce désordre, la première idée qui me vint au cerveau fut : la demoiselle, le cours. — Quelle date? demandai-je aux personnes qui me soignaient. — 25 janvier aujourd’hui. — Quand pourrai-je me lever? — Dans une quinzaine. — Quand pourrai-je sortir? — Quand il fera beau temps. — Toutes ces questions se rattachaient au Jardin des Plantes, car je me souvenais qu’à sa dernière leçon le professeur avait annoncé qu’il terminerait son cours du 10 au 15 mars. J’étais bien faible; l’hiver était bien rude. La convalescence fut longue. Descendre du lit pour m’asseoir dans un fauteuil était une rude besogne, mais j’avais un souvenir qui me poussait à apprendre à marcher de nouveau : je veux la revoir encore. Quelquefois dans mon lit je suivais en imagination le cours : que s’y passe-t-il? M’attend-elle? me cherche-t-elle ? Que pense-t-elle de ne plus me revoir après cette lettre surprise? Et je retombais dans l’accablement, car elle ne répondait pas, quoique mon adresse fût au bas de la lettre, et ce silence, joint à la scène qui s’était passée à la dernière entrevue, me prouvait que ma lettre avait été saisie, et que les dames ne lui en avaient pas donné connaissance. Puis je me faisais des illusions : un jour, en me réveillant, je verrai dans la chambre les trois dames qui ont appris ma maladie, et qui sont venues me rendre visite. Pourquoi pas? Ne pourrais-je leur faire savoir par quelqu’un?.. Justement; la femme qui me gardait la nuit demeurait dans le quartier de la rue Sainte-Geneviève. Une nuit que je ne dormais pas : — Connaissez-vous, lui dis-je, une maison assez triste de la rue des Boulangers, une grande