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fois en cinq minutes. Son profil m’apparaissait de temps en temps au milieu des singes, à travers les os du squelette; le moindre mouvement de mes voisins faisait que je la perdais de vue : elle-même d’ailleurs était tenue à une certaine prudence, afin de n’être pas remarquée par les dames qui l’entouraient et par les auditeurs du cours. Elle écoutait alors le professeur en m’envoyant un regard qui prenait d’autant plus de charme qu’il était difficile à donner. Elle ne devait guère devenir plus savante que moi en histoire naturelle, car elle avait certainement des sensations trop semblables aux miennes pour pouvoir entendre la parole du naturaliste. Je la plaignais intérieurement et je m’accusais du trouble que je lui causais.

Elle était sans doute dans quelque institution du quartier. Que viendrait-elle faire au Jardin des Plantes à une pareille époque, si la science ne l’y conduisait? Elle avait un petit costume dont la simplicité annonçait une condition médiocre : une sorte de manteau de soie à double collet, un chapeau brun et un manchon. Des deux dames qui l’accompagnaient, l’une avait les cheveux gris tirant sur le blanc, une figure ridée, sévère, portant des traces de chagrin; l’autre était plus jeune, la figure rouge, les cheveux blonds, flottant dans les environs de la quarantaine. Quelles étaient ces dames? C’est ce qui occupait mon imagination. Dans l’une, la sévère, je voyais une mère, dans l’autre, la blonde, une tante. Une mère! une tante! personnages bien sérieux en pareille matière! Jusqu’alors, elles ne semblaient avoir rien vu de mes empressemens; un de mes regards seulement avait rencontré le regard de la dame sévère, mais j’avais feint aussitôt de contempler le squelette voisin. Aucune de ces trois personnes ne prenait de notes, d’où je conclus qu’elles venaient au Jardin des Plantes plutôt par passe-temps que dans un intérêt scientifique. Il n’en devait pas moins résulter de temps en temps, à la sortie du cours, quelques causeries sur les sujets curieux que le professeur avait expliqués, et la demoiselle était certainement fort embarrassée de répondre.

C’est une grande occupation pour l’esprit qu’un amour qui débute, si j’en juge par ce qui se passait en moi. Je ne prenais plus aucun intérêt à ce qui pouvait m’arriver en dehors du Jardin des Plantes. Grêle et malheurs pouvaient fondre sur moi sans m’atteindre; rien du mouvement de Paris ne me semblait curieux, ni les passans, ni les tableaux, ni les livres, ni la musique; je n’étais occupé qu’à me considérer moi-même, je m’intéressais infiniment au spectacle de mes propres actions. Il semble que dans ces cas particuliers l’homme se dédouble pour former deux individus parfaitement distincts : l’un raisonnable, l’autre fou; l’un qui agit sans réfléchir,