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ses travaux en commun, le vaste espace dans lequel se meut la chiourme, le grand air qu’elle respire, le spectacle majestueux et animé des appareils et des mouvemens d’un port militaire, — est incomparablement moins répressif que celui des cours étroites et des sombres voûtes d’une maison ordinaire de détention. La comparaison entre les deux peines se résume en deux circonstances caractéristiques : c’est que la mortalité relative est beaucoup moins considérable dans les bagnes que dans les prisons, et qu’on voit dans celles-ci des condamnés avisés commettre des fautes calculées pour obtenir, sous les apparences d’une aggravation légale, un allégement réel de leur peine. M. Bérenger tire de ces faits une conclusion qu’il appuie sur des détails pleins d’observations profondes et judicieuses : c’est que la peine des travaux forcés n’est véritablement pas afflictive. Si l’on tient compte, en dehors de ces considérations, de la profonde immoralité de l’immixtion des forçats et des ouvriers libres dans les mêmes chantiers, des enseignemens qui se donnent, des complicités qui s’organisent dans ce contact impur, des dangers que court entre pareilles mains un matériel d’une inappréciable valeur, on concevra que le gouvernement actuel se soit montré impatient de déduire les conséquences des études commencées en 1837 sur les bagnes, et d’opérer une réforme dont la nécessité n’était nulle part si bien sentie que dans le département de la marine[1].

L’espèce de criminels dont nous faisons des forçats est nombreuse en Angleterre, et il était d’autant plus naturel d’y chercher des exemples, que ce pays en a de plusieurs sortes à offrir. Nous ne savons pas encore si nous avons choisi dans le nombre ce qu’il y avait de plus profitable. L’administration anglaise n’a pas confié tous les forçats à une branche de service qui ne saurait en employer utilement qu’une partie. Ainsi, dans les temps ordinaires, l’arsenal de Portsmouth n’occupe pas plus de 400 forçats, celui de Woolwich 250. Ces nombres étant proportionnels aux travaux de fatigue que réclament ces établissemens, les hommes n’y sont jamais livrés à la demi-oisiveté dont ils jouiraient en France : un labeur assidu, sévèrement surveillé, isolé surtout, répond d’eux; la moindre communication avec un ouvrier libre est à l’instant punie d’une vigoureuse flagellation. Aussi le regard d’un condamné ne rencontre jamais celui d’un visiteur, et l’attitude des hôtes des bagnes britanniques est aussi humble que celle des nôtres est quelquefois insolente. Tout respire d’un côté la pénitence et l’expiation; tout rappelle de l’autre le crime et le désordre. Ces contrastes sont la conséquence naturelle de la disproportion de l’effectif des chiourmes de

  1. Voyez le Rapport sur le Matériel de la marine, par M. le baron Tupinier, conseiller d’état, directeur des ports et arsenaux. I. R. 1838.