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l’auteur du Misanthrope, la langue semblait avoir perdue sans retour; l’expression verte et crue, sans mignardise ni pruderie; le mot volontiers hardi, parfois même trivial; quelque chose de ce parler que préférait Montaigne, « succulent et nerveux, non tant délicat et peigné comme véhément et brusque. »

C’est par cette réunion de rares qualités que Saint-Simon, venant après tant de grands écrivains, a pu encore être neuf, que son livre, après tant de chefs-d’œuvre, a paru original. Dans notre littérature, sa place est à part, mais au premier rang. Aussi pénétrant que La Bruyère, aussi profond que Pascal, aussi passionné que Molière, il a quelquefois le pathétique de Tacite et l’élévation de Bossuet. Si, comme historien, il manque d’impartialité, si son imagination assombrie se plaît trop souvent à prêter aux faits des causes criminelles, aux hommes des mobiles honteux, n’est-ce point là le malheur plus encore que l’injustice des écrivains qui racontent les temps de décadence ?

Ni l’homme politique, ni l’homme privé ne sont dans Saint-Simon à la hauteur de l’écrivain. Avec de brillantes facultés, il est incapable d’un grand rôle. C’est un de ces esprits éminens, mais incomplets, bons à écouter, mais dangereux à suivre, dont on a pu dire qu’ils sont égaux à tout et impropres à tout. Rarement on vit réunis de plus nobles instincts et de plus implacables passions, des sentimens plus élevés et des préjugés plus opiniâtres. Nature droite, mais excessive, généreuse, mais violente, Saint-Simon est au total un homme de vertu chagrine et d’humeur peu sociable, qu’on ne peut se défendre d’honorer, mais qui conquiert plus l’estime que la sympathie.

Grand seigneur par caractère et par système à l’époque où les grands seigneurs s’en vont; esprit indépendant et frondeur sous le règne du plus absolu monarque; plus tard, ami austère d’un prince perdu de débauches, et, pareil au philosophe stoïcien égaré dans une orgie, assistant, impuissant et indigné, aux longues saturnales du pouvoir, Saint-Simon semble, par une ironie du sort, avoir été l’antithèse perpétuelle de son temps. S’il n’est pas de ceux qui ont laissé dans l’histoire une trace large et profonde, ce sera du moins son éternel honneur de n’avoir ni plié le genou devant le despotisme, ni pactisé avec la corruption, et son nom demeure après tout une de nos gloires les plus éclatantes et les plus pures, car il rappelle ce que l’humanité à bon droit honore le plus, la noblesse du caractère unie à la puissance du génie.


EUGENE POITOU.