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roi, qui, trahi par la fortune, insulté par ses ennemis, frappé dans son orgueil et dans ses affections, vaincu, mais inflexible, se montre plus grand dans cette extrémité du malheur qu’il n’a paru dans tout l’éclat de ses conquêtes et de sa gloire; c’est, pour employer les belles paroles de l’historien, « cette constance, cette fermeté d’âme, cette égalité extérieure, ce soin toujours le même de tenir autant qu’il pouvait le timon, cette espérance contre toute espérance, par courage et par sagesse, non par aveuglement. »

Quelques redressemens que l’équité historique oblige de faire à certains jugemens de Saint-Simon, avec quelque réserve qu’il faille accueillir certains de ses portraits où la modération se fait regretter, il n’en est pas moins vrai de dire que nous lui devons, de la société française et de la cour de Louis XIV dans la dernière période de son règne, une peinture d’une incomparable énergie, et dont rien n’approche pour la vérité, la finesse, la profondeur. Au portrait de fantaisie il a substitué le portrait vrai, et devant la réalité la fiction a pâli.

De beaux génies nous avaient montré cette société dans sa régularité majestueuse, dans sa forte discipline, dans son unité féconde : il s’est appliqué à nous dévoiler son mouvement intérieur, ses passions, ses faiblesses cachées, et les premiers progrès de ce lent affaissement qui commence à s’opérer en elle. Grâce à lui, nous avons été introduits jusque dans les appartemens secrets de Versailles, nous avons été initiés à tous les mystères de cette cour où tant d’intrigues se croisent dans l’ombre d’un pouvoir redouté. Toute une face mal connue de l’histoire d’un demi-siècle a resplendi tout à coup d’une lumière inattendue : ça été comme l’exhumation d’une de ces antiques cités qu’avait enfouies vivantes la cendre du volcan, et qui, soudainement éveillées de leur sommeil séculaire, apparaissent au monde étonné dans la familiarité piquante de leurs usages intimes, de leurs mœurs domestiques. C’est mieux encore, car, à la voix de l’historien, un peuple entier s’est levé de dessous ses dalles de marbre et s’est mis à marcher devant nous, et a rempli du bruit de la vie cette cité sortie du tombeau.

N’avons-nous pas vécu, n’avons-nous pas conversé avec tous ces personnages illustres que l’art du magicien a ranimés de leur cendre? N’avons-nous pas maintes fois, sur ses pas, dans les galeries de Versailles ou les salons de Marly, fendu les flots de cette foule brillante, de ce peuple bourdonnant et léger de favoris insolens et de ministres présomptueux, de guerriers héroïques et de généraux courtisans, de libertins dévots et de prélats mondains. Sur cette scène bruyante, chacun joue un rôle, chacun porte un masque ; mais Saint-Simon connaît tous les acteurs par leur nom, et les masques sont tombés devant lui.