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qui finit par consommer l’union intime de la pensée et de la forme, lui demeura toujours quelque peu étranger. Il est vrai aussi d’ajouter que les temps où vécut Arnim ne se prêtaient guère à ce développement normal, bien difficile à certaines époques où mille questions se partagent le monde, où le poète, au milieu des apparitions multiples qui l’obsèdent, ne sait plus à laquelle entendre. Il est très rare alors que, même dans les œuvres les mieux réussies, quelque défaut de cohésion ne se laisse pas sentir en dépit de tout ce que la raison a pu faire après coup pour réparer ce manque d’harmonie première. Arnim d’ailleurs n’aime pas ces replâtrages, et n’a que faire d’y perdre son temps. Aussi que de transitions brusques et de soubresauts, quelle étrange confusion de couleurs et de styles ! Vous étiez en pleine comédie bourgeoise, en pleine poésie pastorale ; vous aviez affaire aux sentimens les plus ordinaires, aux mœurs les plus simples et les plus innocentes, et vous voilà soudain transporté de l’étude d’un greffier aux pics les plus sauvages du Brocken, sans que le machiniste ait seulement pris la peine de vous avertir, par un coup de sifflet, d’un changement de décor que rien ne motive. Les mêmes personnages qui tout à l’heure parlaient raison et vivaient de la vie commune s’agitent maintenant et se trémoussent dans des espaces fantasmagoriques. Tel dont les sentimens montraient de l’élévation vous semble un somnambule ; tel autre, empêtré dans un matérialisme grossier, trahit sa nature élémentaire, et vous apparaît sous la forme d’une mandragore, comme ce petit M. de Cornélius dans le conte de la Heine d’Égypte. Il y a plus, la phrase, naguère d’un accès facile, ce grand style que traverse je ne sais quelle senteur forestière qui porte en soi comme un arrière-goût de la musique de Weber, tout cela s’alambique et s’embrouille, et libre à vous de déchiffrer, si vous pouvez, l’hiéroglyphe !

« Quelle main tisse les fils de mon cerveau ? La même qui suspend le soleil au firmament et règle la course des étoiles. » Mainte fois cette parole d’Arnim m’est revenue à la mémoire au moment où j’allais fermer le livre de dépit, et j’avoue qu’en ranimant mon courage, elle m’a souvent aidé à trouver la lumière. Il faut, je crois, se défier beaucoup de ce premier mouvement d’orgueil et de paresse qui nous porte à repousser, comme entachées d’obscurité, certaines conceptions dont le sens commence par se dérober à notre vue. Pour moi, quand il m’est bien prouvé que j’ai affaire à un homme de génie, j’y mets plus de persévérance, et ne me laisse point si facilement décontenancer. De Beethoven composant la symphonie avec chœurs, d’Arnim livrant l’écheveau de sa pensée à celui dont la main règle le cours des astres, ou de ces braves gens moitié désœuvrés, moitié pédans, qui s’arrogent à si peu de frais le droit de prononcer sur tout,