Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/990

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jamais la volupté, mais la modération, c’est par un autre endroit que ses doctrines furent funestes aux Romains, d’abord par cet athéisme sérieux, aride, scientifique, qui, à la place de l’action de la Providence divine, mettait des atomes errant au hasard dans l’espace et s’accrochant un jour pour produire fortuitement le monde, ensuite par ce principe, que le sage doit se retirer de la société active, ne pas laisser troubler son âme par les passions et les intérêts des hommes : espèce de quiétude égoïste qui détruit l’énergie civique ! Cette doctrine, sans faire précisément beaucoup d’adeptes à Rome, tendit cependant à paralyser les âmes, en les détachant du devoir et de l’action.

Dans ce procès à la philosophie grecque, il serait injuste d’oublier qu’elle a donné le stoïcisme, cette secte, j’allais dire cette religion, des âmes fortes. Le stoïcisme apparaît avec toute sa vigueur et toute son inflexibilité quand on est en présence de son fondateur Zenon, dont il y a une belle statue au Capitule. Ce Grec aurait dû naître à Rome. Il a une tournure et une carrure toutes romaines. Résolu et un peu renfrogné, on dirait qu’il attend la corruption pour la combattre. Malheureusement le stoïcisme ne pouvait être que la croyance des âmes d’élite. Son exagération, qui pour quelques-uns faisait sa force, ne permettait pas qu’il fût la foi morale de tous.

Il serait injuste aussi d’affirmer que tout était mauvais dans ce mouvement d’esprit qui était la base de la société romaine. Autant vaudrait soutenir que tout fut mauvais dans la guerre que fit le XVIIIe siècle aux superstitions et aux préjugés barbares du moyen âge. Le peuple romain ne pouvait pas éternellement croire aux augures et se troubler parce qu’un mulet était né avec trois pieds, parce qu’un bœuf était monté au troisième étage et s’était jeté par la fenêtre, faits que Tite-Live encore raconte gravement comme bien dangereux pour la république, avec les animaux qui parlent, les statues qui se couvrent de sueur ou de sang. Il est vraiment malheureux que la puissance de l’organisation romaine fût liée à de pareils contes, mais elle l’était, et quand on commença à les mettre en question, elle fut menacée. Par là on prit l’habitude de discuter la tradition, la coutume des ancêtres, mos majorum, sur laquelle tout reposait. Les fables païennes étaient difficiles à croire et souvent très absurdes ; mais au fond de toute religion, si fausse qu’elle soit, il y a la vérité, car il y a Dieu : cette vérité fut emportée avec la fable, et Dieu disparut de la conscience des hommes. Les croyances les plus ridicules et la croyance la plus sublime s’anéantirent d’un même coup. Les premières étaient amalgamées avec la constitution de l’état, la seconde est le fond même de la vie morale d’un peuple.