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nous prépare à ce que nous allons voir, l’invasion du génie grec dans la civilisation romaine. Avant de passer aux monumens qui à Rome attestent ce grand changement, je dois encore un souvenir à Scipion l’Africain.

Il y a bien des années, près de Naples, là où fut l’ancienne Literne, lieu de l’exil et de la mort de Scipion, et où le commencement de son épitaphe, ingrata patria, a donné son nom au village de Patria, j’étais allé chercher cette tombe, comme font tous les voyageurs. Le cicérone de l’endroit était absent ; deux paysans s’offrirent à le remplacer. Ils cherchèrent longtemps. L’un d’eux, je m’en souviens, en battant un champ de grands roseaux, criait à l’autre : l’as-tu trouvée, la tombe de Scipion ? Ils ne la trouvèrent point ; mais quel monument eût valu cette battue faite par deux pauvres diables en quête d’une tombe cachée parmi les roseaux, qui était la tombe du vainqueur d’Annibal !

Victorieuse des peuples de l’Italie centrale, Rome arriva dans la Campanie, et là elle rencontra la Grèce. Cette rencontre amena la seule révolution morale, à vrai dire, que Rome ait connue depuis qu’elle eut subi l’ascendant de la civilisation de l’Etrurie sous les rois. C’est un événement décisif et capital. Tout ce qui dans les monumens montre l’action de la Grèce sur Rome offre donc, outre un intérêt d’art, un enseignement sérieux. Le spectacle des ruines et des statues est encore ici la meilleure leçon d’histoire.

Dans la période qui s’écoule entre l’expulsion des Tarquins et les premières communications avec les Grecs, nous avons vu le génie de Rome se produire par deux créations qui lui sont propres : les voies et les aqueducs. Cela suffit pour manifester la présence et l’originalité de ce génie. Ces deux classes de monumens ne furent pas empruntées à l’Etrurie. Rome n’était plus étrusque, et comment eût-elle pu l’être encore ? On se rappelle avec quelle fureur elle chassa les Tarquins. Depuis ce temps, Rome n’eut plus avec l’Étrurie d’autre rapport que la guerre et la conquête. Elle avait été étrusque sous les rois, mais elle était née à elle-même avec la liberté.

Depuis l’établissement de la constitution républicaine, si elle garda quelque chose d’étrusque, ce fut plus à la surface qu’au dedans, plus dans ses superstitions que dans sa religion, plus dans ses pompes et ses insignes de commandement que dans son organisation civile, plus dans ses coutumes que dans ses mœurs. Sa religion, son organisation, ses mœurs, ne furent plus étrusques, mais latines : des cérémonies, des costumes, des jeux, même quelques institutions politiques et militaires venues de l’Etrurie, ont bien pu se conserver et se sont conservés en effet chez les Romains, l’histoire et les monumens en font foi ; mais tout cela était la forme, non la substance de