Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/974

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

subsistent, le temple de la Vertu et de l’Honneur n’a pas laissé de vestiges. Que ne pouvons-nous choisir dans les monumens ceux que nous aurions voulu sauver ! Mais nous sommes en présence des ruines romaines, comme Philoctète à Lemnos, apprenant qu’Achille et Agamemnon ne sont plus, et s’écriant : « Thersite vit sans doute ! » Il n’en est que plus nécessaire de ne rien négliger de ce qui nous reste des beaux temps de la république. Aussi contemple-t-on avec émotion les plus faibles débris de cette époque glorieuse, et s’arrête-t-on respectueusement devant un fragment de l’inscription gravée sur la colonne rostrale de Duilius, monument de la première victoire navale de Rome sur Carthage.

Michel-Ange, ce jour-là conservateur de l’antiquité, qu’il ne respectait pas toujours, par exemple quand il dérobait les pierres du Colysée pour bâtir le palais Farnèse, ou quand il enlevait une architrave du temple de la Paix pour en faire un piédestal à la statue équestre de Marc-Aurèle ; Michel-Ange a encastré le fragment de l’inscription en l’honneur de Duilius dans la restitution qu’il a pu faire avec certitude, d’après les médailles, de la colonne rostrale elle-même. L’inscription est antique, seulement on croit qu’elle a été renouvelée sous l’empire, mais sans que l’orthographe ancienne ait été altérée. On sait qu’une colonne ornée de ces pointes de bronze placées à la proue des vaisseaux, et qu’on appelait rostra, avait été élevée dans le Forum devant la tribune aux harangues, à laquelle elle donna ce nom immortalisé par l’éloquence et par la mort de Cicéron. Ces rostres n’étaient pas ceux de Duilius : c’étaient ceux qui rappelaient un triomphe naval sur les Antiates. L’orgueil qu’inspirait aux Romains une victoire moins commune que celles qu’ils étaient accoutumés à remporter sur terre explique cette distinction extraordinaire accordée au vainqueur d’Antium : la puissance maritime, la richesse commerciale, suite de cette puissance, étaient représentées par ce signe. Les Anglais, dans une pensée analogue, et qui a aussi sa grandeur, ont associé aux luttes de l’éloquence un symbole de la richesse commerciale de leur pays, en faisant asseoir le chancelier dans la chambre des communes sur un sac de laine.

Le désir de ne rien omettre de ce qui peut à Rome rappeler les beaux temps de la république me fait mentionner ici la seule trace qui reste de la guerre contre Pyrrhus. Les géologues ne dédaignent pas le plus mince débris de la création dont ils recomposent l’histoire, et dans cette résurrection de l’histoire romaine par les monumens je dois faire comme les géologues. Pyrrhus ne vint pas à Rome ; la fortune de Rome l’arrêta dans Préneste, où elle avait déjà un temple avant celui qu’éleva l’heureux Sylla. Le seul débris qui fasse souvenir de Pyrrhus, c’est une cuirasse ornée de têtes d’éléphans