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règne animal. Chez l’homme adulte, chez le vieillard, de nombreux phénomènes normaux ou pathologiques démontrent le mouvement continuel de la matière solide aussi bien que celui des liquides. Les expériences déjà anciennes de Duhamel, si habilement reprises et développées par M. Flourens, les travaux de M. Chossat, couronnés par l’académie des sciences, ne sauraient laisser prise au doute. Le dernier, entre autres, a nourri des poules, des pigeons avec des alimens ordinaires dont il avait seulement enlevé tous les sels calcaires. Il fournissait ainsi à ces oiseaux les élémens nécessaires à l’entretien de tous les tissus, moins la matière inorganique qui, associée à une trame vivante, donne aux os leur solidité. Au bout d’un certain temps, poules et pigeons ont langui et sont morts. Alors on a trouvé le squelette altéré, des os ramenés à l’état de cartilage, et parfois amincis ou même perforés. Le reste de l’organisme avait été nourri; seul, le tissu osseux n’avait pu réparer ses pertes, et celles-ci se trahissaient par de graves lésions[1]. Ainsi les os eux-mêmes, ces organes peut-être les moins vivans de tous, et que les physiologistes dont nous combattons les idées ont presque assimilés à des corps bruts, sont, comme les plus délicates parties du corps, quoiqu’à un moindre degré, soumis au tourbillon vital[2].

On le voit, jusque dans les profondeurs les plus cachées des êtres vivans règnent deux courans contraires : l’un enlevant sans cesse et molécule à molécule quelque chose à l’organisme, l’autre réparant au fur et à mesure des brèches qui, trop élargies, entraîneraient la mort. Au bout d’un temps donné, dans chaque individu, le renouvellement total ou presque total de la matière doit être la conséquence de cette double action. C’est là un fait des plus importans. En présence de cette instabilité des élémens organiques, la constance absolue des formes et des proportions ne se comprendrait guère, et l’esprit s’habitue sans peine à admettre la possibilité des changemens les plus considérables. Certes nous ne connaissons pas la cause qui provoque ces changemens, détermine l’ordre de leur succession, et les renferme dans d’infranchissables limites, mais du

  1. Le développement des os, les mouvemens moléculaires dont ils sont le siège ont été l’objet de très nombreux travaux et de vives controverses. Je n’ai pu indiquer ici qu’un petit nombre de ces travaux. Ceux de M. Flourens ont été publiés dans les Archives du Muséum, 1842. L’expérience de M. Chossat, que je rapporte, a été communiquée à l’Académie en dehors de son grand mémoire sur l’Inanition, qui a remporté le prix de physiologie en 1841.
  2. Les résultats obtenus par les physiologistes que j’ai nommés tout à l’heure, comparés à ceux qu’ont fait connaître MM. Serres et Doyère, Brullé et Hugueny, et à ceux qui résultent d’un travail d’analyse très remarquable lu récemment à l’Académie par M. Fremy, conduisent à une conséquence déjà nettement formulée par M. Flourens, savoir que dans les os le tourbillon vital subit des temps d’arrêt parfois fort prolongés.