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genre d’encouragement semble peu propre à attirer les prosélytes ; mais toutes les maisons lui sont ouvertes : le pénitent va coucher chez l’un, manger chez l’autre ; il se fait habiller par un troisième. Cela dure quelques mois, puis le souvenir de sa conversion se perd, et la brebis négligée retourne alors se mettre à portée de quelque pieux missionnaire protestant, en ayant soin toutefois d’éviter le théâtre de ses premiers exploits et la rencontre de son premier bienfaiteur. Il y a maint et maint fripon qui a passé sa jeunesse à errer ainsi d’église en église, sans autre but que d’entretenir sa vie fainéante, ni d’autre effet que de mettre en discrédit et parfois même de ridiculiser les efforts, d’ailleurs parfaitement honorables, du clergé protestant.

Beyrouth, où nous arrivâmes un jour et demi après avoir quitté Badoun, marquait le terme de cette laborieuse marche, dont Alexandrette avait été le point de départ, et dont les incidens m’ont paru montrer l’hospitalité orientale dans quelques-uns de ses traits caractéristiques. A Beyrouth commençait pour moi une autre série de spectacles. Ce n’était plus sur l’Orient musulman, c’était sur l’Orient chrétien que mon attention allait désormais se fixer. Les sites et les monumens allaient se partager la curiosité éveillée en moi jusqu’alors presque uniquement par les mœurs. De nombreuses surprises et quelques déceptions aussi m’attendaient. Ce n’était pas sans peine qu’en foulant des lieux célèbres, je devais me voir forcée d’oublier mes rêves pour contempler une réalité moins sévère ou moins gracieuse à mon gré. Dès mon arrivée à Beyrouth, je reconnus que mon imagination allait être exposée à plus d’un mécompte. J’apercevais la chaîne aride du Liban, et je cherchais vainement des yeux les forêts de cèdres dont parle l’Écriture[1]. C’était un genre de surprise dont est menacé tout voyageur qui, en visitant les terres bibliques, y apporte le souvenir trop vivant des textes sacrés. Je me tins dès lors pour avertie, et parmi les impressions qui se lient pour moi au séjour de Beyrouth, celle-ci est la seule qui ait laissé en moi des traces sérieuses ; car pour la ville même, on peut la caractériser d’un mot : Parmi les villes d’Asie, c’est la moins asiatique ; parmi les villes d’Orient, c’est la plus européenne.


Christine Trivulce de Belgiojoso.
  1. Ces cèdres existent pourtant, mais sur une étendue de dix ou douze arpens, tandis que le Liban couvre tout un pays.