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une boutique de draperie pour faire quelques emplettes : l’étoffe était déjà pliée et payée lorsqu’un nouvel arrivant murmure quelques mots à l’oreille du boutiquier, qui refuse alors de livrer sa marchandise. L’aumônier fort irrité demande avec dignité si leur engagement les oblige à laisser un ministre de l’Evangile aller tout nu. Le marchand embarrassé répond qu’il doit, avant de rien livrer, consulter M. Fairbairn, — journaliste du Cap qui dirigeait avec un certain mynheer Smuts l’anti-convict association, — et M. Fairbairn répond impitoyablement que l’aumônier peut aller, s’il lui plaît, chercher des vêtemens chez le gouverneur. Les délinquans innocens, ceux qui par méprise avaient vendu un objet quelconque à un membre du gouvernement, étaient obligés d’écrire des lettres suppliantes à l’association pour rentrer en grâce auprès de leurs compatriotes, faveur qu’ils n’obtenaient pas toujours : s’humilier était encore le meilleur parti qu’ils pussent prendre. Un certain M. Letterstedt intenta une action en dommages-intérêts contre M. Fairbairn, qui l’avait désigné nominativement à la vengeance publique : les défendeurs déclinèrent la juridiction de la cour sous le curieux prétexte que deux des trois juges avaient déjà préjugé la question en déclarant que le gouverneur agirait illégalement en renvoyant le Neptune de sa propre autorité. Un des juges se retira, et les deux autres continuèrent le procès. Les défendeurs déclarèrent alors qu’ils ne se défendraient pas, considérant que les magistrats n’avaient aucune autorité pour juger l’affaire ; quelques jours après, le plaignant lui-même retira sa demande, et le procès finit faute de plaideurs. Des scènes de ce genre se passaient chaque jour, et les fonctionnaires du gouvernement donnaient en masse leurs démissions.

Cependant cette situation ne pouvait durer longtemps. Les classes inférieures souffraient cruellement de cette cessation du commerce, et les marchands de cette inaction forcée. Des émeutes éclatèrent contre les chefs de l’association. Certes le gouvernement anglais aurait pu profiter de cette fermentation populaire pour étouffer le mouvement. Sir Harry Smith avait des forces suffisantes pour réduire une population de deux cent mille âmes tout au plus, éparse sur un immense territoire. Le gouvernement anglais céda prudemment. Au mois de février 1850 arrivèrent les dépêches de lord Grey, qui tirèrent sir Harry Smith de ses terribles embarras. Tous les convicts à bord du Neptune reçurent comme compensation des souffrances qu’ils avaient endurées un pardon conditionnel, à l’exception de M. Mitchel, qui dut recommencer ses pérégrinations maritimes. Le Neptune mit à la voile pour la terre de Van-Diémen.

M. Mitchel a une terrible imagination. Au moment de partir pour ce dernier voyage, il se met en frais de poésie lugubre. Il se représente la terre de Van-Diémen comme une terre de ténèbres et d’horreur ;