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convicts que portait le Neptune. Le commandant du navire lui révéla aussi un autre fait plus désagréable : le gouvernement avait donné l’ordre qu’on ne laissât le prisonnier manquer de rien, mais il avait défendu expressément aux officiers de l’équipage d’entretenir aucune relation avec lui. La conduite du capitaine Wingrove et des officiers du Shearwater ayant été blâmée et ayant donné lieu à différentes discussions dans le parlement, le gouvernement avait cru devoir prendre cette mesure, qui n’était, après tout, qu’une inutile tracasserie. Malgré cette surveillance plus importune et cette solitude forcée, le voyage fut agréable, et on atteignit Pernambuco vers le milieu du mois de juillet, très juste à temps, car les provisions allaient manquer, et on pouvait craindre une révolte à bord. « Le ministre de l’équipage, qui est très gras, me fit part de ses anxiétés il y a quelques jours, les lèvres pâles de frayeur. — Nous aurons une révolte, me dit-il, nous aurons le meurtre, le cannibalisme et toute sorte d’horribles choses. — Je lui répondis que le cannibalisme commençait à devenir une chose très ordinaire, qu’en Irlande, depuis quelque temps, les habitans se mangeaient les uns les autres parfaitement, en dépit de leur état de maigreur, et, en disant ces mots, je jetai un regard sur son abdomen bien nourri. Il tressaillit visiblement, et me répondit qu’il espérait que tout se terminerait bien. » Tout se termina bien en effet, et le Neptune ne vit point se renouveler les scènes de la Méduse ni celles de la barque de don Juan.

Le 18 juillet 1849, on était en vue de Pernambuco, belle ville brésilienne couvrant le rivage sur une étendue de deux milles environ et présentant aux regards fatigués de la majestueuse monotonie de la mer un paysage magnifique et varié. En face de la ville s’étend l’Océan, et par derrière, du haut du vaisseau, on peut voir s’étendre l’ombre de forêts immenses. Une luxuriante végétation envahit la ville elle-même, comme si la vigoureuse nature de ce pays voulait disputer à l’homme son empire et regrettait de céder la place aux blanches maisons et aux monastères qu’elle décore de ses ombrages. Dans le lointain, on peut apercevoir les mules trottant d’un pas grave dans les sentiers des forêts, les plantations de café, de sucre et de tabac ; dans le port flottent les bannières de toutes les nations, États-Unis, France, Angleterre, Hollande. Des bateaux chargés d’oranges, de citrons, de légumes et de pain frais, montés par des esclaves brésiliens, arrivent au vaisseau. La vue de ces esclaves cause autant de déplaisir à M. Mitchel que les oranges apportées par eux lui causent de plaisir. Ainsi donc partout il rencontrera l’injustice et la tyrannie humaines ; mais il se console en songeant qu’après tout ces esclaves sont mieux traités que les Irlandais libres, qu’ils sont d’humeur gaie, qu’ils n’ont pas à craindre la famine ou la suspension de l’habeas corpus, et il renouvelle à ce sujet une observation très ancienne :