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observation ne doit rien enlever à l’admiration méritée à laquelle a droit l’Angleterre ; nous n’avons voulu que constater un fait qui est d’ailleurs trop apparent, hélas !

De même qu’à Londres un voyageur inattentif risque fort de ne voir que des magasins et des mendians, aux Bermudes M. Mitchel ne voit que des convicts. Les renseignemens qu’il donne sur leur vie et leurs habitudes ne sont cependant pas aussi défavorables qu’il le croit au système de transportation adopté par l’Angleterre. Les mendians et gens sans aveu des quartiers pauvres de Londres parlent, dit-il, de la transportation sans horreur et sans répugnance, et considèrent même comme un bienfait d’échanger leur sordide liberté contre la condition de convict. Un jeune homme, serrurier de son état, transporté aux Bermudes, se trouvait enchanté de sa nouvelle position. — Ici on n’a pas à travailler, écrivait-il à ses parens, on n’a rien à faire qu’à manger, boire et se promener comme un gentleman. S’il avait su quelle agréable condition était celle de convict, il se serait fait transporter depuis bien des années. Il avait l’intention d’épouser une négresse et de vivre tranquille et heureux aux Bermudes jusqu’à la fin de ses jours. — Si le châtiment des convicts est aussi doux, pourquoi donc M. Mitchel accuse-t-il ce système de transportation d’avoir été inventé par le « diable, aidé de quelques amis ? » D’ailleurs l’important pour une société n’est pas, après tout, de faire subir un châtiment plus ou moins cruel aux coupables ; l’important, c’est de se débarrasser d’un membre gangrené. Si les convicts se trouvent heureux d’être loin de l’Angleterre, l’Angleterre de son côté doit se trouver assez satisfaite de n’avoir pas à surveiller, à garder, à loger dans ses prisons une multitude de malfaiteurs qui ont mis sa sécurité en péril. Maintenant que des demi-coupables, des natures à demi perverties seulement, se trouvent jetés au milieu de cette hideuse population et achèvent de se dépraver en sa compagnie, c’est un malheur sans doute, mais un mal que produisent également tous les systèmes de répression du crime, bagnes, prisons, colonies de convicts. La critique de M. Mitchel n’est ni juste, ni raisonnable. Le même phénomène se remarque et chez nous et chez toutes les nations européennes. M. Mitchel raconte avec horreur qu’une des choses qui l’ont le plus frappé dans la vie des convicts, c’est le respect profond qu’ils ont pour les plus scélérats d’entre eux ; mais ce fait n’est point propre seulement aux colonies de convicts, il est universel, parce qu’il est fondé sur la nature humaine. Dans le monde du crime, les lois morales sont renversées, mais non détruites, et de même que dans la société nous admirons d’autant plus un homme qu’il est plus vertueux et plus saint, les criminels admirent d’autant plus un de leurs semblables qu’il est plus scélérat.