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Les îles Bermudes ne sont pas précisément une terre aussi hospitalière que l’Irlande. Au XVIe siècle, ainsi que nous l’apprend Washington Irving, qui dernièrement a raconté leurs légendes avec ce talent romanesque qui lui est propre, elles passaient pour le séjour des démons et des âmes damnées. Des tempêtes, disait-on, assiégeaient incessamment ces rivages, que les esprits seuls pouvaient visiter. C’est là qu’Ariel, le serviteur dévoué de Prospero, allait recueillir la rosée nécessaire aux sortilèges de son maître ; l’orageuse Bermuda, ainsi les désigne le grand poète anglais. Les Bermudes méritent jusqu’à un certain point leur réputation par leur aspect inhospitalier, leur aridité, leur sécheresse. C’est là, sous un soleil brûlant, que M. Mitchel devait accomplir sa peine. Le lendemain de son arrivée, il quitta le Scourge et fut transporté sur le ponton le Dromadary. Cette vie des pontons, qu’il mena environ six mois, n’était pas faite pour rasséréner son âme et le ramener à des sentimens de douceur. Une désespérante monotonie planait tout autour de lui : toujours la mer avec son horizon uniforme, toujours l’aspect d’une terre aride et brûlante, et pour unique distraction la société des convicts ! Réduit à une solitude forcée, le prisonnier se replie sur lui-même, il vit de sa substance, et sans les tempêtes muettes qui s’élèvent dans son âme et qui font battre plus fortement son pouls, il perdrait le sentiment de la vie et de ses dramatiques agitations. Quel martyre pour un Irlandais vif, avide d’émotions ! Les rares incidens qui viennent de temps à autre briser cette monotonie sont d’un caractère horrible comme le monde de convicts qui s’agite sur ces prisons flottantes. Un jour, trois convicts s’échappent du ponton le Coromandel. Profitant d’une nuit pluvieuse, ils gagnent la terre, pillent une maison ou deux, et après avoir fait leurs provisions par ce moyen expéditif s’emparent d’un bateau dans l’intention de se diriger vers l’Amérique du Nord. Le bateau va donner contre un banc de sable, les fugitifs sont saisis, condamnés par le gouverneur à être fouettés successivement sur les trois pontons, le Coromandel, le Dromadary et le Medway, et à recevoir chaque fois vingt coups de fouet chacun. Cet horrible châtiment fut rigoureusement exécuté. Après les avoir fouettés sur le Medway, on les transporta, enveloppés de couvertures, sur le Dromadary. « L’un d’eux, après avoir reçu une vingtaine de coups, s’évanouit. La flagellation cessa pendant dix minutes environ, et le chirurgien fit de son mieux pour faire revenir à lui le misérable, qui reçut le reste de son châtiment. Il fut ensuite transporté, gémissant et criant encore, sur le Coromandel, déshabillé de nouveau et de nouveau martyrisé. Les deux autres supportèrent leur châtiment en silence ; mais j’entendis l’un d’eux crier une fois au quartier-maître : — Ne frappez pas plus bas que vous ne