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s’élevait à l’entrée du village, et qui semblait moins barricadée, moins inaccessible que les maisons voisines. La porte qu’ils surent découvrir céda en effet à leurs efforts, et mes gens reparurent bientôt poussant devant eux un homme à demi vêtu, tandis que des lamentations féminines commençaient à s’élever de toutes les habitations voisines, comme un signal d’alarme. Nous eûmes grand’peine à convaincre notre prisonnier que nous n’exigions de lui aucune rançon, que nous comptions même le payer largement, s’il voulait bien nous conduire à Badoun. Le drôle prétendit qu’il était aveugle. Nous répondîmes que c’était à lui de nous guider d’après celui de ses sens qui l’aidait d’ordinaire à reconnaître sa route. Nous n’étions pas fâchés d’ailleurs d’humilier notre drogman, et de substituer un guide aveugle à un guide ignorant. Par malheur, le paysan prisonnier n’était aveugle qu’à demi, et après avoir marché quelque temps derrière lui, nous découvrîmes que, pour nous tirer quelque argent, il se bornait à nous faire tourner autour de son village. Il fallut qu’un de nos gens appliquât sur l’oreille de cet individu le canon de sa carabine en le menaçant de faire feu s’il continuait à se jouer de nous. Dès ce moment, le prétendu aveugle cessa de trébucher, de tâtonner ; il marcha droit et vite devant nous jusqu’à Badoun, dont le village où nous avions pénétré était séparé par deux heures de marche.

ne crains pas d’insister sur de pareilles mésaventures. Ces retards, ces déceptions, ces querelles entre voyageurs et drogmans, ces recours à la force vis-à-vis de populations perfides ou malveillantes, tout cela caractérise un voyage en Orient et doit trouver place dans les récits de quiconque veut faire comprendre des mœurs si nouvelles pour l’Européen. Je puis maintenant raconter plus rapidement les deux journées de voyage qui me séparaient encore de Beyrouth. Je n’ai rien à dire de Badoun, si ce n’est que j’y trouvai, avec une satisfaction parfaitement explicable, une bonne chambre et un bon souper. De Badoun à Beyrouth, la route côtoie la mer. Nous marchions tantôt dans les sables du rivage, et nos chevaux trempaient leurs pieds dans les ondes salées ; tantôt nous suivions les traces d’antiques chaussées remontant à l’époque romaine et pratiquées sur les flancs rocailleux des montagnes qui s’élèvent à pic du fond des eaux. Nous passâmes devant l’ancienne ville de Biblos, dont les fortifications sont l’œuvre des croisés, et qui porte aujourd’hui le nom de Gibel. C’est durant ce trajet que, pour la première fois depuis mon arrivée en Syrie, nous rencontrâmes des voyageurs européens, — un ministre de l’église anglicane avec sa femme. Le mari était vêtu tout de noir, comme s’il était prêt à monter en chaire : cravate blanche et serrée, chapeau eu feutre blanc garni