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On s’imagine que l’injure perd de sa force lorsqu’elle s’adresse à une masse anonyme, à un peuple tout entier : il n’en est rien. C’est là le rôle véritablement odieux de l’Angleterre vis-à-vis de l’Irlande. Elle l’a littéralement abreuvée d’insultes, dont une seule suffirait pour mettre aux prises deux nations et les faire s’égorger jusqu’au dernier homme. Et tout récemment n’avons-nous pas entendu le brutal bon voyage ! qu’un des principaux organes de la publicité anglaise adressait aux émigrans celtiques ?

Ces injures, que l’Angleterre a eu le tort de tout temps d’adresser à l’Irlande, lui ont été rendues maintes fois avec usure par cette race sensible à l’outrage, susceptible comme la nation française, peu vindicative, mais violente dans ses vengeances comme l’Italien ou l’Espagnol lui-même. Chaque insulte a été payée par quelque quolibet sanglant ou par quelque action plus sanglante encore : rixes dans les rues de Dublin, outrages à l’autorité anglaise, coups de feu tirés derrière les baies sur l’orangeman et l’anglican, soustraction des criminels à la justice, etc. Seulement de ces représailles l’Europe ne voit encore que le mauvais côté, les attentats et les violences. La publicité anglaise est immense, et toute l’Europe lit les journaux anglais ; mais qui donc lit les journaux ou les pamphlets irlandais ? Dans ces polémiques, l’Angleterre a toujours le dernier mot, et demande que la civilisation anglaise nuit à la cause de l’Irlande, le bruit de la publicité anglaise étouffe la voix du peuple irlandais ; dans cette vilaine lutte, l’Europe n’entend que la voix de l’Angleterre.

M. John Mitchel rend amplement injure pour injure. Il crache sur l’Angleterre, il ramasse la boue des chemins pour la lui jeter à la face, il secoue sous ses yeux ces fétides guenilles irlandaises, grouillantes de vermine et imprégnées des poisons du typhus. L’esprit de vengeance anime ces pages, écrites au jour le jour, et où sont consignés minute par minute les maux de nerfs de l’auteur, ses explosions de colère solitaire, les tourmens de sa bile, les fureurs de son sang. C’est un livre écrit avec le tempérament, et le tempérament d’un condamné politique irlandais ! N’y cherchez pas d’opinions politiques, il n’y en a pas : les instincts y remplacent les opinions. Un sentiment amer et implacable relie ensemble toutes ces pages et fait l’unité du livre : ce sentiment, c’est la haine de l’Angleterre. Ne demandez pas à l’auteur s’il est catholique, constitutionnel ou républicain, ne lui demandez pas quel gouvernement il voudrait donner à l’Irlande : il n’en sait trop rien. Ce qu’il sait bien, c’est qu’il hait l’Angleterre de toutes les forces de son âme, qu’il est prêt à se révolter contre elle en toute occasion, et qu’il n’est aucun parti dont il ne soit disposé à se déclarer le défenseur, pourvu que l’Angleterre périsse. Sans-culottes français, aristocrates autrichiens, despotisme russe,