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celui de la chevalerie, non pas de la chevalerie germanique et féodale, tyrannique dominatrice des faibles, mais de la chevalerie mystique et chrétienne, protectrice du faible par le fort, l’idéal du désintéressement, du dévouement, de la sainteté active. S’ils se sont révoltés contre votre civilisation, s’ils sont restés en arrière de vos progrès matériels, pardonnez-leur en songeant à tout le sang celtique que vous avez répandu en l’honneur de cette civilisation à Drogheda, à Culloden, sur les bruyères armoricaines[1].

À défaut d’autre mérite d’ailleurs, ces pauvres Irlandais sont intéressant Pauvres, malheureux, ils sont au moins exempts de ces vices d’esprit et de caractère que le bonheur et la richesse semblent traîner à leur suite, ils sont exempts de pédantisme et, tranchons le mot, de cette cuistrerie qui caractérise les peuples triomphans. Ils aiment l’Irlande pour elle-même et ne fatiguent pas les oreilles de l’humanité entière de « notre puissante marine, » de « notre gigantesque commerce, » de « nos glorieuses armées, » de « notre héroïque population, » de « nos savantes universités, » comme le font si volontiers l’Angleterre, la France ou l’Allemagne. Ils n’ont pas cette vaniteuse importance qui, pour les contemplateurs, est aussi choquante chez un peuple qu’elle l’est chez un individu isolé pour l’observateur des faits particuliers et des détails. En un mot, grâce à leurs malheurs, ils ne sont pas vulgaires, précieuse qualité que le bonheur n’engendre pas toujours, car en vérité de nos jours, où l’on cherche tant la distinction et où on en parle tant, on pourrait recommander cette maxime : « Voulez-vous ne pas être vulgaire ? ne soyez pas trop heureux. » Cette absence de vulgarité n’est point un faible mérite comme on pourrait le croire, ni une vertu négative. Absence de vulgarité est presque synonyme de noblesse, et la noblesse est, après la sainteté, la plus belle des fleurs de l’âme humaine. Que les Irlandais n’accusent donc pas trop leur mauvaise étoile ! C’est par cette réflexion sympathique que nous terminerons ces quelques considérations sur le caractère de l’Irlande. Nous aurions pu appuyer davantage sur les vices des Irlandais, mais à quoi bon ? Insister sur les vices des étrangers est une tâche la plupart du temps malsaine et inféconde. L’observation du vice n’est jamais profitable que lorsque nous la faisons sur nous-mêmes. Laissons donc aux publicistes anglais le soin de reprocher à cette malheureuse population ses violences, sa négligence, sa paresse, son ivrognerie : c’est une tâche dont ils s’acquittent assez bien de temps immémorial, et qui a eu pour conséquences d’augmenter encore la haine qui sépare les deux nations.

  1. L’idéal de la chevalerie celtique est un mélange de la vie du guerrier et de celle du prêtre ; c’est peut-être l’idéal le plus élevé que les hommes aient conçu.