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grands caractères européens est donc bien tranchée, beaucoup trop malheureusement, et l’âme humaine serait arrivée à son plus haut degré de perfection, si l’on pouvait, par un procédé quelconque, infuser quelques-unes des qualités germaniques dans le caractère celtique, slave ou latin, et quelques-unes des qualités slaves ou celtiques dans le caractère germanique. C’est là sans doute le but de la Providence, qui connaît seule les moyens de parvenir à ce difficile résultat.

Pour distinguer les différences de ces deux caractères, nous emploierons deux épithètes anglaises qui n’ont pas d’équivalent dans notre langue, earnest et ftlful[1]. Earnest résume admirablement le caractère germanique, fitful le caractère celtique, slave ou latin. La ténacité, l’ardeur sombre et persistante, la forte volonté, l’énergie infatigable et patiente, toutes les qualités et tous les vices d’une nature vigoureusement individuelle, féodale en un mot, sont contenus dans cette épithète d’earnest, qui peut s’appliquer à tous les grands hommes et à tous les grands événemens de l’histoire du peuple germanique, depuis les vikings norvégiens jusqu’aux compagnons de Guillaume, depuis les gueux du prince d’Orange jusqu’aux puritains de Cromwell, depuis les conquérans anglais de l’Inde jusqu’aux conquérans hollandais de Java. Fitful au contraire résume bien le génie opposé, c’est-à-dire une activité interrompue, intermittente, des accès d’ardeur fébrile suivis de prostrations ; l’absence complète de cette énergie froide, silencieuse, incessante, qui est l’apanage des Germains, mais en revanche des réveils subits et terribles, des trésors de passion, d’amour et de haine concentrés à un moment donné, dans une minute solennelle dont l’humanité gardera désormais l’impérissable souvenir ; de la douceur unie à de la violence, rien de cette âpre ambition que l’Anglais ou le Hollandais porte dans la conquête des choses matérielles, mais une fougue aveugle dépensée dans la jouissance temporaire de ces mêmes choses. Voilà le caractère que nous désignons par l’épithète de fitful, et qui, à quelques nuances près, est commun à toutes les nations européennes non germaniques. Or le type accompli, excessif du génie de l’earnest est certainement le peuple anglo-saxon, de même que le type excessif du génie du fitful est certainement le peuple irlandais. Là, ce génie se manifeste même dans toute sa nudité primitive. Vivant côte à côte, placés sur la même terre et séparés par les mers du reste du monde, comprenez-vous quel bon ménage ces deux, peuples ont dû faire ensemble !

  1. Earnest implique l’idée d’une énergie sérieuse et persévérante ; fitful, celle d’une activité inquiète et capricieuse.