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s’empare de cette émanation ou portion de lui-même qui constitue l’âme humaine et qui a besoin, dites-vous, pour être purifiée, d’une intervention nouvelle du bon principe ? Voilà le raisonnement victorieux qui arrêta Augustin et l’empêcha de s’engager jamais fort avant dans les mystères et dans la hiérarchie de la secte.

À ses heures de dégoût pour le manichéisme, il se sentait attiré par le doute des académiciens et cherchait un asile dans le scepticisme[1] ; il s’écriait : « Oh ! que les académiciens étaient de grands hommes, et qu’ils avaient raison de dire que l’homme ne saurait rien connaître de certain[2] ! » Ce n’était pas là une de ces pensées qui ne font que traverser un instant l’esprit. Augustin nous dit qu’arrivé à trente ans, et se sentant également incapable de rester attaché à la doctrine manichéenne et de vaincre les préventions que lui inspirait le christianisme, il crut que le dernier mot de la sagesse humaine, c’était le doute : « A mesure, dit-il, que je considérais ce que beaucoup de philosophes ont pensé de ce monde visible, et que je le comparais avec ce que les manichéens en ont dit, je trouvais moins de probabilité dans les opinions de ceux-ci que dans celles des autres ; mais cela ne fit que me mettre dans la situation où l’on croit communément qu’étaient les académiciens : je commençai à douter de tout sans pouvoir me déterminer à rien. »

On sait en effet que le probabilisme de la nouvelle académie, de cette école des Arcésilas et des Carnéade, qui usurpait le nom de l’école de Platon, ce probabilisme subtil et ingénieux aboutissait rapidement au scepticisme absolu ; mais le doute ne pouvait arrêter longtemps une âme comme celle d’Augustin, moins avide encore de lumière que de foi.

Une autre pensée vint tenter son esprit. Il sentait le faible d’une doctrine qui admet deux principes, l’un inférieur et pourtant premier, l’autre supérieur et pourtant forcé à la lutte. Du dualisme, répudié par l’instinct de sa raison, Augustin se jeta à l’extrémité opposée : il fut quelque temps panthéiste. Écoutons son propre témoignage :

« Au sortir de cette erreur (le manichéisme), je m’étais jeté dans une autre, et je m’étais fait un Dieu de je ne sais quelle substance étendue à l’infini dans tous les lieux et dans tous les espaces imaginables ; j’avais pris ce vain fantôme pour vous, et je l’avais mis dans mon cœur, qui, devenu le temple de cette nouvelle idole, n’était devant vos yeux qu’un objet d’abomination[3]. »

L’idée panthéiste obséda fortement l’esprit d’Augustin. Il y revient à plusieurs reprises, et, pour peindre la forme que lui donnait son imagination, il se sert d’une comparaison bizarre, mais expressive :

« Pour vous, Seigneur, je vous concevais comme une substance infinie, qui, enveloppant et pénétrant la masse bornée de l’univers, s’étendait encore au-delà de toutes parts, comme qui se représenterait une mer infinie, et au milieu de cette mer une éponge d’une prodigieuse grosseur, mais pourtant

  1. Confessions, livre V, ch. 9 et 14 ; livre VI, ch. 11.
  2. Confessions, livre V, ch. 14.
  3. Confessions, livre VII, ch. 14.