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pour en saisir tous les effets, et, fut-on versé dans la connaissance des différens systèmes de notation qui ont précédé celui que nous possédons, on n’acquerrait qu’une érudition morte dont on pourrait contester la valeur. La musique a besoin d’être bien interprétée pour déposer dans l’esprit des souvenirs et des formes vivantes, et l’on peut affirmer qu’il est presque impossible de deviner par la seule lecture le sens intime d’une composition qui s’éloigne un peu trop de l’époque à laquelle remonte notre éducation. Entre beaucoup de faits que nous pourrions citer à l’appui de notre assertion, nous choisirons celui de Chérubini, qui, lisant un jour la partition de la Symphonie héroïque, je crois, de Beethoven, la jeta de dépit en disant comme je ne sais quel cardinal, à propos du poète Properce : « Va-t-en au diable, puisque tu n’as pas voulu te laisser comprendre ! »

La tradition de la musique moderne se compose de la réunion de deux grandes écoles, qui sont l’expression de deux races de génies bien différens : de l’école italienne et de l’école allemande. Par Rossini, Cimarosa, Jomelli, Scarlatti et Carissimi, on remonte jusqu’au trône de Palestrina, qui ferme le moyen âge ; par Gumpeltzheimer, Hasler, Keyser, Sébastien Bach, Haendel, Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, Schubert et Mendelssohn, on redescend Jusqu’à Meyerbeer, qui est à cheval sur le confluent des deux grands fleuves. Par-delà Palestrina, de la fin du XIVe siècle jusqu’à la seconde moitié du XVIe, se présente ce curieux phénomène historique, qui n’a pas encore été suffisamment bien expliqué selon nous, l’existence d’une nombreuse famille de contrepointistes belges, dont le plus célèbre de tous fut Josquin Després. Entre l’école allemande et l’école italienne, qui seules sibt autochthones et vraiment originales, se place la France, dont le génie essentiellement dramatique n’a pris aux deux grandes sources d’inspiration musicale que ce qui convenait à ses instincts. C’est pourquoi elle s’est plus rapprochée de l’école italienne que de l’école allemande, et son œuvre est un syncrétisme un peu partial du génie du Nord et de celui du Midi. Si ces idées, que nous ne faisons qu’énoncer ici, étaient enseignées dans un cours public dont le besoin se fait sentir depuis longtemps, la critique musicale n’aurait pas la liberté de propager chaque jour les erreurs les plus monstrueuses.

Un autre travers particulier à notre temps est venu encore affaiblir l’autorité de la critique : nous voulons parler de l’intervention des compositeurs dans la presse quotidienne. Lorsqu’il serait possible à un musicien instruit et sachant exprimer convenablement sa pensée d’éviter les nombreux écueils qu’il doit nécessairement rencontrer dans la double carrière qu’il veut parcourir, il ne pourrait encore réussir à faire accepter son opinion et à lui donner la valeur d’un jugement équitable. Il est dans la nature des choses que l’artiste créateur soit exclusif et n’estime que la forme qui est l’expression de son individualité. Ce que Grétry disait un jour dans la naïveté de son âme : « Je n’aime que ma musique, parce que c’est moi qui l’ai faite, » est la pensée intime de tout compositeur, et plus il aura de génie, plus il sera jaloux du fruit de son amour. Aussi l’histoire est-elle remplie de ces jugemens cruels que les grands artistes ont portés sur leurs rivaux et leurs contemporains. On connaît la remarque de Michel-Ange en regardant un tableau de Titien : « Que c’était grand dommage qu’on ne sût pas dessiner