Or rien n’est plus difficile que de classer les sensations que procure la musique. Vague dans son objet et fuyant devant l’oreille presque aussi rapidement que la lumière, elle ne laisse rien après elle, qui serve à l’esprit de point de repère et lui donne le temps d’en mesurer la profondeur et la vérité. Un ancien a déjà fait cette remarque : « On a dit que les yeux méritent plus de confiance que les oreilles, et cela peut être vrai ; mais surtout, ils sont plus difficiles à persuader et demandent une plus grande évidence. Les yeux restent fixés sur l’objet qu’ils regardent, tandis que des paroles relevées par le charme du rhythme et de l’harmonie peuvent, en tombant dans les oreilles, les séduire et les égarer[1]. » Ces paroles précisent très bien la question qu’Aristote s’était déjà posée dans ses problèmes : « Pourquoi, dit le grand philosophe, seules parmi les sensations celles de l’ouïe produisent-elles une impression morale, tandis que la vue, l’odorat, le goût, ne produisent pas de semblables sensations ? Est-ce parce que le bruit seul produit un mouvement dans notre âme ?… » C’est sur cette question, qui touche d’un côté à la physiologie et de l’autre à la psychologie, que Lessing a fait son remarquable livre du Laocoon, comme l’observe très judicieusement M. Egger.
Cependant la musique a ses principes comme tous les autres arts, car il serait absurde d’admettre qu’il y a un coin dans l’esprit humain qui échappe aux lois de la connaissance : ce serait dire qu’il y a quelque part des effets sans cause. La musique a donc ses lois aussi bien dans l’ordre, mélodique, ou de la succession, que dans celui de la simultanéité, ou de l’harmonie ; mais où peut-on les trouver, ces principes d’un art si fugitif, et qui semble si mystérieux ? Dans deux sources différentes : dans la tradition d’abord, dans l’histoire des procédés et des formes qui ont existé avant nous, dans l’étude des monumens, et puis dans la nature humaine, qui ne varie point dans son essence. N’est-ce pas ainsi que la littérature, la poésie et tous les arts se sont produits dans le monde et qu’ils ont justifié de leurs titres de noblesse ? La psychologie et l’histoire, c’est-à-dire l’étude de nos facultés et celle des faits extérieurs qui résultent de leur développement dans le temps et dans l’espace, voilà les deux grandes sources de la connaissance où il faut chercher aussi les principes de l’art musical.
Il se présente ici une nouvelle difficulté. Où trouver ces monumens de l’art musical qu’il importe de connaître pour apprécier avec justesse les compositions contemporaines ? Les musées, les bibliothèques, les écoles, offrent aux regards de tous mille objets admirables qui attestent la gloire de la peinture, de la sculpture et de la poésie. Des cours publics sont institués par l’état pour expliquer ces merveilles du génie et nous en faire goûter les beautés éternelles. Le public, éclairé par tant d’objets de comparaison, ne se laisse pas facilement surprendre par les œuvres contemporaines, et, à l’enthousiasme de la critique ignorante ou partiale, il oppose une tradition parsemée de chefs-d’œuvre qui remontent jusqu’à l’antiquité. En musique, nous ne possédons rien de semblable, et, sauf quelques rares morceaux de musique ancienne qu’on exécute une fois par an à la Société des concerts, on n’entend à Paris que les compositions du jour, car il ne suffit pas de lire la musique
- ↑ Dion. Histoire de la Critique en Grèce, par M. Egger.