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véritable critique, la facilité avec laquelle on arrive à se créer une sorte de notoriété qui fait encore illusion. Il s’est produit depuis 1830 dans la presse parisienne un genre de publicité qui s’est particulièrement attaché aux virtuoses, aux théâtres lyriques, aux fêtes et aux compositions musicales. Cette publicité a été confiée par la plupart des organes quotidiens à deux espèces d’écrivains, qu’il importe de définir. Les uns, ne sachant pas la musique et ne l’aimant pas davantage, en parlent comme des hommes du monde et n’expriment que la sensation qu’ils éprouvent ou celle du public ; les autres, possédant quelques notions plus ou moins étendues de l’art musical, apportent dans leurs jugemens un ton de maître et un choix d’expressions techniques qui imposent à la masse des lecteurs. Je n’ai pas besoin de dire qu’il y a d’honorables exceptions à ces deux catégories d’écrivains. Quant à ceux qui ont fait de la vanité des virtuoses et des compositeurs, de la susceptibilité des éditeurs et des administrations théâtrales, une branche d’industrie qui était connue de Gil Blas, nous n’avons point à nous en occuper ici. Il résulte de cette organisation de la presse par rapport à l’art musical et de l’invasion des condottieri dans le domaine de la fantaisie une confusion d’idées, de notions erronées et pédantesques, d’acclamations mensongères et de succès éphémères qui désespèrent le véritable artiste et nous précipitent à la décadence ; car si nous avions à choisir entre un écrivain ignorant, mais bien doué, qui bornerait son ambition à exprimer avec clarté la sensation que lui fait éprouver l’exécution d’une œuvre musicale, sans vouloir lui assigner un rang dans la hiérarchie de l’esprit humain, et l’un de ces prétendus connaisseurs qui s’évertuent à analyser un morceau comme on dissèque un cadavre, et qui, dans l’admiration que leur inspire une difficulté vaincue ou l’heureux agencement de quelques parties accessoires, perdent de vue l’effet de l’ensemble et la vie générale, — nous n’hésiterions pas, nous donnerions la préférence à l’écrivain qui jugerait comme le public et ne manifesterait que la sensation éprouvée.

La sensation est un fait dont il s’agit d’apprécier la valeur et de trouver la cause ; or, pour trouver cette cause et peser la valeur d’un succès, il faut savoir autre chose que la musique et connaître d’autres formes que celles de l’art contemporain. S’il est vrai que le passé influe et pèse sur chacune de nos actions, s’il nous est Impossible de nous soustraire entièrement à l’atmosphère. morale qui nous enveloppe en naissant, si enfin la connaissance des chefs-d’œuvre consacrés et la tradition qui en résulte sont, comme l’a dit Leibnitz, les élémens dont se compose le progrès de l’avenir en toutes choses, cette tradition est absolument nécessaire pour juger les œuvres de l’art musical. La musique est celui de tous les arts qui nous remue le plus profondément : s’adressant d’abord à notre sensibilité physique avant de se transformer en un sentiment de l’âme, elle nous ébranle jusque dans les sources de la vie, et si vous n’êtes pas suffisamment lesté, qu’on nous passe l’expression, d’objets de comparaisons et de principes qui en expliquent la valeur, vous pouvez être enlevé par le premier pont-neuf qu’on vous fera entendre. Vous pouvez rendre alors avec plus ou moins d’esprit l’émotion que vous avez éprouvée ; mais vous ne possédez pas les qualités nécessaires pour classer votre sensation et lui assigner une place, dans l’ordre des connaissances.