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Mehul, Boïeldieu, Hérold et M. Auber, au Théâtre-Italien Rossini, Bellini, Donizetti ; les concerts de la société du Conservatoire fondée par Habeneck, qui ont fait connaître le génie de Beethoven et les chefs-d’œuvre de la musique instrumentale, ont jeté dans le public une masse de connaissances et une variété de formes qui ont étendu son horizon et élevé le niveau de son goût. Dans cette vaste mêlée de talens, les virtuoses n’ont pas fait défaut. Parmi les chanteurs français, on citera Garat, Martin, Ponchard. Nourrit, Levasseur et Duprez, Mme Branchu, Damoreau, Falcon ; au Théâtre-Italien Crivelli, Garcia, David, Rubini, Mario, Pellegrini, Galli, Zucchelli, Lablache, Mme Barilli, Calalani, Pasta, Sontag, Malibran, Grisi, Persiani, Alboni. Les violonistes, qui tiennent aux chanteurs par tant de liens de parenté, n’ont pas été moins nombreux : Viotti, Rode, Lafonl, Baillot, Paganini sont au premier rang, et n’ont été surpassés, en quantité, que par les pianistes, parmi lesquels il suffit de nommer Steibelt, Dussek, Herz, Listz et Thalberg. Le violoncelle, la contrebasse et les différens instrumens à vent ont été étudiés avec autant de succès, et l’on peut citer un virtuose de génie, le vénitien Dragonetti, mort tout récemment à Londres, qui jouait de la contrebasse comme Paganini jouait du violon. Des érudits et des écrivains distingués, Choron, Perne, et surtout M. Fétis, ont apporté la lumière de leur esprit sur certaines parties de la théorie et de l’histoire de l’art, et ont fait comprendre aux artistes et au public intelligent que les formes contemporaines ont leur raison d’être dans des époques antérieures dont ils ont étudié les monumens. Il en est un peu des virtuoses comme de la chevalerie dans la société féodale : ils sont l’expression d’une époque héroïque où la bravoure de quelques individualités brillantes excitait l’admiration de la foule naïve : mais lorsque cette foule se fut éclairée davantage, elle devint nécessairement plus difficile dans l’objet de son enthousiasme, et le paladin, courant les aventures une lance en arrêt, dut faire place à des stratégistes plus habiles, aux généraux de Louis XIV. Tel est aussi le phénomène qui s’est produit de nos jours dans l’art musical. Les virtuoses ressemblent a des chevaliers errans au milieu d’une société bien assise qui a des gendarmes pour arrêter les voleurs et des magistrats pour défendre la beauté outragée, ils ne soupçonnent pas que le public est loin d’admirer maintenant des tours de force dont il connaît depuis longtemps le secret, et qu’habitué à entendre la musique des maîtres, il ne saurait plus se contenter des misérables divagations dont l’abreuvent la plupart des exécutans. Pour un artiste comme Paganini, Vieuxtemps ou Chopin, qui joignent au merveilleux d’une exécution supérieure des compositions d’un mérite réel qui subsiste après la fête du jour, il y a cent virtuoses qui exercent leur faconde sur des pauvretés de leur façon, en sorte que le public est presque toujours placé entre deux écueils : ou d’entendre de la bonne musique mal rendue, ou de voir un virtuose gaspiller un vrai talent sur des airs plus ou moins variés de sa composition. Dans cette alternative, le public sérieux a fini par suivre le conseil du sage : il s’abstient la plupart du temps et ne fréquente que les concerts qui lui promettent un plaisir réel. Nous suivrons son exemple.

Ce qui a pu d’ailleurs tromper les artistes sur l’état de l’opinion publique à leur égard et les excite à celle course au clocher de la renommée, c’est l’absence d’une