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simple que la forme dramatique descende au rang secondaire. La pensée déjà exprimée une première fois, remaniée pour se produire sous une forme nouvelle, n’aura jamais la même fraîcheur, la même jeunesse, la même vigueur que la pensée vierge qui n’a pas encore affronté l’intelligence de la foule.

M. Dumas fils, dont je parlais tout à l’heure, n’a pas échappé à la contagion de l’exemple ; il a remanié la Dame aux Camélias, applaudie une première fois sous la forme du roman, pour lui donner une forme plus utile, la forme dramatique. Les applaudissemens obtenus par cette transformation n’entament pas la valeur de ma pensée ; je préfère le roman au drame, et je vois que tous les hommes de bonne foi partagent mon opinion. Il y a en effet dans cette transformation quelque chose de mystérieux qui échappe aux plus clairvoyans, dont les esprits les plus pénétrans ne peuvent se rendre compte, mais quelque chose qui frappe tous les yeux. La pensée qui se produit pour la première fois vaut toujours mieux que la pensée remaniée. Il demeure bien entendu qu’il s’agit de la pensée poétique : dans l’ordre scientifique, les choses se passent tout autrement.

La présomption de MM. Du Camp et Pontmartin nous dicterait un jugement trop sévère, si nous la considérions comme un vice endémique dans la génération nouvelle ; nous aimons mieux prendre pour base de notre décision MM. Feuillet et Dumas fils. Or nous reconnaissons chez ces deux écrivains un sérieux amour du travail et le germe d’un vrai talent. C’est assez pour donner à nos paroles l’accent de la bienveillance. Ils n’ont pas encore fait tout ce qu’ils peuvent faire, mais j’espère qu’ils le feront. Si la génération nouvelle n’offre pas encore un ensemble de talens qui commande le respect, elle nous offre du moins quelques esprits ingénieux qui excitent la sympathie. Ce n’est pas après une épreuve de sept ans qu’il est permis de se prononcer sur le mouvement intellectuel auquel nous assistons. Il y a encore trop de pensées à l’état de germination pour formuler un arrêt qui échappe au reproche de témérité. Il convient d’attendre encore quelques années. Nous n’avons pas entre les mains un nombre de pièces suffisant. Ajourner est le parti le plus sage. Nous pouvons cependant, d’après les seules pièces que nous possédons, concevoir de légitimes espérances. MM. Octave Feuillet et Dumas fils me semblent avoir pris le bon chemin pour atteindre la renommée. Je ne m’exagère pas la valeur de leur talent, je ne les range pas dans la famille de Corneille et de Molière, ce serait de ma part une complaisance qui ressemblerait à une raillerie ; mais j’attends d’eux des œuvres fines et vraies, émouvantes ou gaies, des tableaux de mœurs, des études de caractères, et les gages qu’ils ont donnés suffisent à démontrer la légitimité de mon espérance.


GUSTAVE PLANCHE.