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Dieu, la jactance et la présomption n’ont pas encore envahi toutes les âmes. Si M. Maxime Du Camp voit dans le mépris du passé la première condition du génie, si M. de Pontmartin, qui n’est plus jeune, mais qui se range parmi les jeunes gens et attaque les vieilles gloires pour prendre place parmi les hommes nouveaux, excitent chez les amis sincères de la vraie poésie, de la vraie critique, un douloureux étonnement, en revanche MM. Feuillet, Dumas fils et Busquet paraissent animés d’un sérieux désir de bien faire, et ne considèrent pas le mépris du passé comme le fondement le plus sûr de toute renommée. C’est de leur part une preuve de bon sens que nous devons enregistrer avec joie. Il ne faut donc pas considérer la génération nouvelle comme une génération condamnée à la stérilité, et toile n’est pas notre pensée. Il y a encore parmi nous des esprits généreux qui se complaisent dans les pensées élevées. Seulement, j’ai regret à le dire, ils ne sont pas en majorité. La forme lyrique semble presque tombée en désuétude ; le roman, dont je n’ai pas parlé aujourd’hui, n’offre rien qui mérite d’être signalé. Quant au théâtre, malgré le mérite que je me plais à reconnaître dans MM. Octave Feuillet et Dumas fils, il faut bien avouer qu’il n’occupe pas dans la littérature une place considérable. On dit, et je dois accepter les données officielles de la statistique, on dit que nous possédons huit cent quarante-trois auteurs dramatiques. C’est une merveilleuse richesse que je n’aurais jamais devinée. Mais à quoi se réduisent ces trésors d’invention ? Quels chefs-d’œuvre produisent ces usines qui fonctionnent jour et nuit, qui travaillent sans relâche, et jettent sur le marché plus d’une pièce par jour ? Hélas ! avec la meilleure volonté du monde, il serait bien difficile de voir dans cette infatigable industrie quelque chose de littéraire. Autrefois, dans un temps reculé, qui se confond avec les époques héroïques, la forme dramatique n’avait pas moins d’importance que la forme lyrique ou la forme épique. Aujourd’hui tout est changé, la forme dramatique est tout simplement la forme la plus utile de la pensée. Pour qu’une idée se produise au théâtre, il n’est pas nécessaire qu’elle soit nouvelle. D’après l’avis des hommes expérimentés, il vaut mieux qu’elle ait déjà tâté le public, qu’elle ait été acceptée. À cette condition, elle ne risque rien, elle n’a rien à redouter de l’auditoire. En me plaçant au point de vue industriel, je ne saurais blâmer un tel conseil, car la pratique de chaque jour lui donne raison ; mais si je me place au point de vue littéraire, je suis obligé d’affirmer que l’application de cette méthode mène directement, infailliblement, à l’anéantissement de la poésie dramatique. Du moment, en effet, que les écrivains sont résolus à traiter leur pensée comme le meunier traite le froment, du moment qu’ils en tirent une première mouture pour le roman, une seconde mouture pour le théâtre, il est tout