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et Dalila avaient suffi pour le classer parmi les esprits les plus fins de notre temps. Il n’avait pas à redouter l’inattention ; il devait compter sur la sympathie publique. L’accueil fait à sa nouvelle comédie justifie pleinement l’espérance de ses amis. Péril en la demeure a été écouté avec bienveillance, et plusieurs scènes ont été justement applaudies. Il faut reconnaître pourtant que l’ouvrage est plutôt un proverbe destiné au délassement d’un château qu’une comédie dans le vrai sens du mot. Bien des idées qui plaisent à la lecture, et qu’on apprécie volontiers lorsqu’on est assis sur les banquettes d’un salon, perdent la moitié de leur prix lorsqu’elles passent par la bouche des comédiens. Le théâtre s’accommode plus facilement des couleurs que des nuances. Ce que je dis s’applique surtout au dialogue de Péril en la demeure. Il y a des mots spirituels qui ne paraissent pas amenés assez naturellement. Il semble que l’auteur veuille engager la lutte avec Marivaux. Si tel est son dessein, je crois qu’il fait fausse route ; l’esprit de Marivaux ne convient pas à notre temps, la foule demande quelque chose de plus franc et de plus hardi, et la foule a raison. Si M. Feuillet veut écrire pour le théâtre, il faut qu’il se décide à modifier sa manière, qu’il renonce sans hésiter aux nuances trop délicates, et dessine plus largement le caractère de ses personnages. Il confond parfois la mignardise avec la grâce, et ce défaut, que le lecteur pardonne sans trop se faire prier, ne rencontre pas la même indulgence dans les spectateurs. Ce n’est pas d’ailleurs la seule objection que soulève la comédie nouvelle de M. Feuillet. Avoir de l’esprit, écrire avec élégance, sont deux points fort importans sans doute ; mais le théâtre demande quelque chose de plus : il exige la connaissance du monde. Or je ne crains pas d’être démenti en affirmant que M. de La Roseraie n’est pas dessiné d’après nature ; c’est un personnage de pure fantaisie, dont le type ne se trouve peut-être nulle part. Le rôle de Mme de Vitré, quoique très habilement conçu, sort parfois des limites de la vraisemblance. Qu’une mère surveille la conduite de son fils, qu’elle redouble de vigilance quand arrive pour lui l’âge des passions, rien de mieux ; mais, pour accomplir une pareille tâche, la tendresse ne suffit pas : sans adresse, la partie est bientôt perdue. Mme de Vitré, pour sauver son fils, déploie parfois une activité surabondante et néglige trop les conseils de la prudence. Un jeune homme de vingt ans ne se laisse guère mener qu’à la condition d’ignorer qu’on le mène. M. Feuillet ne parait pas s’en être assez souvenu. Quant au mari dont l’honneur est en péril, il est tellement débonnaire, tellement crédule, tellement aveugle, que le spectateur ne peut guère s’intéresser à lui. Chargé de garder M. de Vitré, il cède aux premières instances de son prisonnier, lui rend la liberté, et quand il l’a retrouvée, il n’imagine rien