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qui se pressent et se heurtent sans réussir jamais à s’ordonner, il est facile de démêler la passion qui gouverne l’auteur en souveraine absolue. Cette passion, c’est la haine et le mépris du passé : les yeux tournés vers l’avenir, qu’il espère sans doute remplir de la gloire de son nom, il déclare indignes d’attention, indignes de toute discussion tous ceux qui ont donné des gages de leur savoir, de leur talent, et ne s’offrent plus à nous sous la forme d’une promesse. Il n’excepte dans son anathème que Victor Hugo, Lamartine et Alfred de Vigny. Je doute cependant que ces trois illustres poètes lui sachent bon gré de cette exception, car il les loue et les exalte dans une langue singulière, dont chaque parole peut compter pour une blessure. En parlant de Victor Hugo, qu’il nomme son maître vénéré, il dit que le grand crime de sa vie a été d’entrer à l’Académie. Comprenne qui pourra, pour moi, je ne me charge pas d’expliquer l’intention du panégyriste. Il s’étonne qu’Alfred de Vigny ait eu la faiblesse de partager l’ambition de Victor Hugo, mais il veut bien ne pas voir un crime dans cette faiblesse. Alfred de Vigny lui tiendrait-il compte de cette marque d’indulgence ? Il est au moins permis d’en douter. Pour Lamartine, M. Du Camp ne craint pas de le comparer au Christ crucifié. Comment arrive-t-il à cette étrange comparaison ? Je vous le donne en cent. Lamartine crucifié est tout simplement Lamartine condamné à l’histoire forcée. L’expression est délicate et mérite d’être consignée. Si M. Du Camp, avant de prendre la plume, avait pris la peine de relire l’Ours et l’amateur de jardins, j’aime a croire qu’il n’eût pas lancé sur le visage de Lamartine cet affreux pavé. Condamné à l’histoire forcée ! mais qui donc a prononcé cette cruelle condamnation ? Si Lamartine voulait donner un frère à Jocelyn, le public s’en arrangerait volontiers, faute de mieux, il accepte avec un empressement que le bon sens désavoue, que le goût réprouve, l’Histoire des Girondins, l’Histoire de la Restauration, même l’Histoire de l’Empire ottoman, qui commence aux patriarches, et nous retrace la vie d’Abraham, de Sarah et d’Agar. En échange de ces volumes improvisés, qui naissent sous la plume de l’écrivain comme la tôle sous les cylindres mis en mouvement par une machine à vapeur, il ne prodigue pas seulement les applaudissemens, il prodigue l’or, qu’il devrait réserver pour les travaux consciencieux. Le crucifié condamné à l’histoire forcée est rémunéré comme ne l’ont jamais été les écrivains les plus laborieux, les plus savans, les plus habiles de notre pays. Les âmes les plus candides ne peuvent songer à le plaindre. Qu’il retourne à la poésie, qu’il revienne au filon généreux qui nous a donné les Méditations et les Harmonies, et tous les vrais amis de son talent salueront avec bonheur sa délivrance, car, s’il faut en croire M. Du Camp, l’histoire est pour lui une véritable géhenne.