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Je ne demandai pas mieux que de récompenser ce brave santon, et je le suivis respectueusement jusque dans la salle funéraire qui renferme l’immense catafalque de sultan Ibrahim. Je n’y trouvai rien que ce que j’avais vu dans toutes les mosquées renfermant d’illustres cendres. Une chapelle ou, pour mieux dire, une chambre, située dans la partie la plus reculée du bâtiment et séparée de la mosquée proprement dite, contient un coffre gigantesque posé sur un échafaudage en bois qui l’exhausse encore, et que recouvrent des tapis, des châles des Indes et des plumes. La lumière du jour ne pénètre que faiblement dans cette enceinte, et elle y est remplacée par une multitude de petites lampes à huile qui donnent plus de fumée que de rayons. Des offrandes sont suspendues autour de la chambre, comme dans quelques-unes de nos propres églises.

Nos chevaux nous attendaient sellés et bridés à la porte de la mosquée ; nous avions devant nous une longue étape, et il me tardait de me trouver en rase campagne ; mais la sortie n’était pas facile. J’ai dit que j’étais toute disposée à exprimer ma reconnaissance au santon qui m’avait raconté la légende ; par malheur, s’il n’y avait qu’une légende, il y avait plusieurs santons, et les prétendans à ma reconnaissance se trouvèrent si nombreux à ma sortie de la mosquée, que je faillis en être asphyxiée. Il y a beaucoup de mendians en Europe ; mais ils reçoivent ce que vous leur donnez, ou se retirent sans bruit, si vous ne leur donnez rien. Les mendians arabes sont d’une tout autre espèce. Entre eux et des brigands, il n’y a point de différence, si ce n’est que ceux-ci cherchent les solitudes pour faire leurs coups, tandis que ceux-là exercent leur profession au milieu d’une population spectatrice qui se garde bien d’intervenir. Malgré la protection du consul de Russie et de mes propres gardes, je ne sais ce qui serait advenu de moi, si j’avais refusé l’aumône à ces mendians. Je n’y songeai même pas, mais ma condescendance ne me servit de rien. C’est une maxime généralement admise et suivie en Orient qu’il ne faut jamais se contenter de ce qu’on vous offre, lors même qu’on vous offrirait le double de ce que vous vous proposiez de demander. J’ai retrouvé des traces de ce système à Venise, où il a certainement été introduit par des négocians levantins. Un marchand des Procuratie me demandait un prix extravagant de je ne sais plus quel objet. Moi qui n’aime pas à marchander, je lui tournai le dos ; mais le marchand me rappela en me disant : « Que diable ! madame, comme vous vous sauvez ! On ne demande pas un prix pour l’avoir ! » Singulier axiome dont je n’ai bien compris toute la portée que depuis mon séjour en Orient !

Heureusement mes chevaux étaient à la porte de la mosquée. Le consul fouilla dans sa poche, en retira tous les paras qu’elle