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pour le reste de ses jours. A quelques toises du rivage de la mer, derrière une haie naturelle d’arbrisseaux en fleurs, un ruisseau assez large, plein d’une eau claire et limpide, suit un cours si tortueux, qu’il embrasse et renferme presqu’entièrement une prairie d’environ cent cinquante mètres carrés. Vers le centre de cette prairie, dont la fraîcheur et la verdure sont entretenues en toute saison par l’eau du ruisseau filtrant à travers les terres, un arbre immense, dont j’ignore le nom, étend ses rameaux et couvre de son ombrage la terrasse qui couronne la mosquée. Si de cette calme et verdoyante retraite vous portez vos regards à l’entour, vous apercevez d’un côté une série interminable de bosquets, et de l’autre la mer, aux bords de laquelle les restes d’un amphithéâtre romain sont encore debout. Sultan Ibrahim comprit la beauté de ce lieu, il résolut de s’y fixer et d’y finir ses jours dans la méditation et la prière. Sa vie fut courte, et la légende ne nous dit pas quelle fut la cause de sa mort prématurée. Tomba-t-il victime sous les coups de quelque horde sanguinaire? Manqua-t-il des choses nécessaires à la vie, même à celle d’un anachorète? Sa constitution formée dans la mollesse et les plaisirs se refusa-t-elle aux sévères aspirations de son âme? Nous l’ignorons; mais la légende nous montre la mère du jeune sultan quittant la cour aussitôt après son fils, suivant au loin ses traces, les perdant quelquefois, les retrouvant toujours, et arrivant enfin sur les bords du ruisseau limpide où j’étais assise écoutant cette histoire que me racontait un vieux santon arabe. Elle ne retrouva de ce fils si longtemps cherché qu’un cadavre non encore refroidi. La légende décrit avec l’emphase orientale la douleur de cette mère éplorée : « Est-elle donc arrivée trop tard? Tant de jours passés sur le chemin désert, au milieu des dangers, tant de souffrances, de privations, n’auront-ils aucun résultat? Ne peut-elle plus rien pour ce fils qu’elle était venue chercher, et dont elle voulait partager l’existence? Non, il n’en est pas ainsi; il lui reste quelque chose à faire pour lui : elle lui élèvera un monument qui perpétuera le souvenir de ses vertus, et Dieu saura bien montrer aux fidèles que le corps en fermé sous ces voûtes a été celui d’un de ses élus. » Ici finit la légende, mais le santon y ajouta, en guise de conclusion, ces paroles : « La validé (sultane-mère) exécuta son projet, et Dieu récompensa sa foi; depuis six cents ans que le corps de sultan Ibrahim repose dans cette mosquée, des miracles sans nombre ont été accomplis sur son tombeau, et tous les voyageurs qui passent par Gublettah viennent y faire leurs prières et y déposer leur offrande. — Toi, qui es chrétienne, tu n’adresseras pas tes prières à sultan Ibrahim, mais tu seras admise, si tu le veux, dans l’intérieur de ce monument, et tu récompenseras celui qui t’aura procuré cette faveur.»