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dans la vie de l’artiste et, ce qui est infiniment plus honorable, une seconde phase dans son talent. Nous ne parlons pas de certains plans pour les l’êtes publiques, d’un projet de statue colossale du Peuple français, et de quelques autres essais du même ordre : rêves présomptueux d’un esprit qui prend des travestissemens de rencontre pour le vêtement de la poésie et de grossières idées pour des idées fortes. Le tout n’honore que fort peu le crayon de David ; mais les œuvres de son pinceau durant cette époque gardent, au point de vue de l’art, un mérite et un intérêt tout autres. Le style dans les premiers tableaux du maître a quelque chose de tendu, de détaillé à l’excès, dans ceux qui suivirent, la fermeté de l’exécution s’allie au contraire à une certaine liberté. La correction n’y est pas comme autrefois aride, la sobriété du coloris ne dégénère plus en monotonie, et, — sauf les réserves déjà faites en ce qui concerne l’invention, — le portrait de Lepelletier, la figure nue du jeune Barra, morceau charmant, bien qu’un peu recherché, et même les fragmens peints du Serment du Jeu de Paume révèlent un progrès que viendra bientôt confirmer le tableau des Sabines, l’œuvre la plus considérable à tous égards de David.

À l’époque où David ébauchait cette toile célèbre, il n’avait pas seulement modifié sa manière ; un changement plus radical encore s’était accompli dans ses opinions, dans sa vie. On était en 1795, et le peintre de Marat, l’ami de Robespierre n’avait pu échapper qu’à grand’peine aux vengeances qu’appelait sur sa tête la réaction contre ses complices. Accusé devant la convention quatre jours après le 9 thermidor, David s’était efforcé de se faire pardonner ses terribles erreurs en les attribuant à l’influence que Robespierre avait exercée sur lui « par ses sentimens hypocrites… Personne, ajoutait-il, ne peut m’inculper plus que moi-même. On ne peut concevoir jusqu’à quel point ce malheureux m’a trompé. » Et, comme pour s’humilier davantage, il rejetait sur je ne sais quels accidens de santé son absence de l’assemblée pendant la journée du 9 thermidor. M. Delécluze assistait par hasard à cette séance où David expiait dans les angoisses de la peur et sous les outrages ses sinistres liaisons ; il la décrit en quelques lignes avec l’émotion d’un honnête homme et le sentiment pittoresque d’un artiste : « Le représentant du peuple, le peintre David, dit-il, était à la tribune où il balbutiait quelques paroles sourdes qu’il cherchait, mais en vain, à opposer à la fureur de plusieurs de ses collègues acharnés à le faire décréter d’accusation. Il était pâle, et la sueur qui tombait de son front roulait de ses vêtemens jusqu’à terre, où elle imprimait de larges taches. Etienne, — M. Delécluze ne consent à se mettre en scène qu’à l’ombre de ce prénom, — Etienne avait souvent entendu parler