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livre, il ne trahit aucune émotion pour ce qui va périr, aucun regret de ce qui s’en va. Ses aspirations non plus ne sont ni très nombreuses, ni très élevées. Ce qu’il demande, c’est le présent légèrement modifié. Une concession du pouvoir accomplirait tous ses vœux : que l’état abandonne le patronage impartial qu’il exerce sur les cultes, et M. Lanfrey sera satisfait, il y a quelques années, on était moins sensé, moins calme et plus exigeant. Et loi aussi, tu pars donc à ton tour, noble inquiétude, dernière vertu d’un temps qui n’en avait plus d’autres !

Le talent que M. Lanfrey a déployé dans ce livre est surtout un talent narratif. Son récit est vif, coloré, spirituel. Son exposé des causes de la révocation de l’édit de Nantes est ingénieux, bien présenté, et ne manque pas de nouveauté. L’histoire de Pombal et celle de l’abolition de l’ordre de Jésus par Ganganelli se lisent avec cette sorte de curiosité ardente qui tient l’esprit suspendu à la parole imprimée comme l’oreille de l’auditeur à la voix du tribun ou du comédien. Toutes les fois que M. Lanfrey raconte les faits, il s’acquitte parfaitement de sa tâche ; mais lorsqu’il s’agit des idées, il est moins heureux. Ses jugemens sont souvent d’une excessive témérité ; M. Lanfrey aime à trancher et il tranche à outrance, ce qui n’empêche pas ses appréciations d’être parfois d’une justesse contestable. Nous avons sous ce rapport quelques chicanes à lui faire. Ainsi, dès la première page, on rencontre cet axiome : « La civilisation, cette fille du XVIIIe siècle. » Vraiment, rien n’existait donc avant le XVIIIe siècle, et les six mille ans qu’a vécus l’humanité n’ont existé que pour annoncer l’arrivée de nos remarquables personnes. Il faudrait cependant s’entendre sur ce mot de civilisation. Pris dans un sens abstrait, il ne signifie rien, car ce mot n’exprime pas une entité métaphysique existant par elle-même : il exprime l’idée d’un ensemble de faits positifs, réels, existant à un moment donné du temps, sur un point donné de l’espace. La civilisation n’a jamais existé : il y a eu des civilisations particulières chez différens peuples, et qui n’ont pas attendu pour fleurir l’arrivée du XVIIIe siècle. Il y a eu une civilisation grecque, très complète et très parfaite en elle-même ; une civilisation romaine, qui n’a jamais été dépassée dans la politique et dans la guerre ; une civilisation catholique européenne, qui a donné à notre continent une unité de sentimens et d’idées que les différences de races n’ont pu vaincre et que les divisions du XVIe siècle n’ont pu effacer ; une civilisation protestante, qui a présenté le spectacle de ce que peuvent accomplir l’activité et le travail de l’homme ; une civilisation italienne, qui n’a jamais été surpassée dans les arts ; une civilisation française, qui a offert le type le plus parfait des vertus mondaines et sociales. Tout cela n’est-il donc rien ? Si par civilisation M. Lanfrey entend cette croyance athée qui considère la société comme n’ayant