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intestine se poursuit toujours entre les Turcs et les tribus guerrières des montagnes. Les malheureux paysans cultivateurs, qui ne prennent parti ni pour les uns ni pour les autres, sont maltraités par tous. On ne les craint pas, on n’a pas d’intérêt à les ménager, ou du moins cet intérêt, n’étant ni direct ni immédiat, ne saurait être apprécié en Asie. Aussi leur misère même ne les met pas à l’abri du pillage, car aussi longtemps qu’on est en vie, il est évident que l’on possède quelque chose qui peut être pris. La colonne des fugitifs rentrait au village lorsque nous en sortîmes, et tous nous saluèrent en nous souhaitant un heureux voyage avec autant de cordialité que de bonne humeur. Si nous avions marché à la suite des troupes turques, nous n’aurions pas déjeuné ce jour-là.

Nous étions pourtant destinés à finir tristement notre journée. Nos bagages et une partie de nos gens, qui ne marchaient pas aussi vite que nous, avaient pris les devans, en nous donnant rendez-vous pour la nuit à un petit village turcoman, à quatre heures de Latakié. Le nom de ce village m’échappe; mais, ce qui est plus malheureux, il nous échappa à tous ce jour-là. La route s’étendait alors sur la ligne des collines sablonneuses qui bordent la mer, et nous apercevions de tous côtés des villages et des campemens entre lesquels nous devions choisir. Le jour déclinait; dans notre incertitude, nous marchions toujours. Enfin nous comprîmes que nous avions dépassé notre gîte. Il nous fallut revenir sur nos pas, et ayant aperçu à peu de distance un campement de Turcomans, nous nous y rendîmes pour tâcher de découvrir ce qu’étaient devenus nos gens et nos bagages. Un enfant, qui revenait des champs avec son troupeau, nous assura avoir entendu dire que des muletiers appartenant à des voyageurs étaient logés dans un village qu’il nous nomma, et vers lequel il consentit, non sans difficulté et moyennant un salaire payé d’avance, à nous conduire. Nous suivîmes notre guide pendant plus d’une heure; la nuit était venue, et j’étais accablée de fatigue. Tout à coup l’enfant nous montra au loin des feux qui annonçaient un village, nous dit que nous trouverions là ce que nous cherchions, et partit à toutes jambes. Cette fuite ne présageait rien de bon; mais ce que l’enfant nous avait indiqué était évidemment un village, et ce que nous avions de mieux à faire à cette heure de la nuit, c’était de nous y rendre et d’y attendre le jour avec ou sans bagages. C’est dans cette dernière condition que nous l’attendîmes en effet.

De telles nuits sont terribles. Dans une course d’Orient, on n’emporte rien de superflu avec soi: un matelas, du sucre, du riz, du café, quelques objets de toilette, voilà tout; on se réduit au simple nécessaire, et on parvient à s’en contenter; mais plus de tels apprêts sont simples, plus l’on souffre d’y renoncer. Et que vous offre-t-on