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paix et de lumière, pendant lesquels les gouttes d’eau suspendues aux feuilles réfléchissaient les rayons du soleil. De nombreux arcs-en-ciel s’élançaient d’une montagne à l’autre comme des ponts dressés par les esprits de l’air. Pendant une de ces averses, nous nous dirigeâmes vers un petit village d’assez bonne apparence, où nous espérions pouvoir sécher nos vêtemens et prendre quelque nourriture. Qu’on juge de notre étonnement lorsqu’on approchant du village, nous vîmes les femmes, les enfans et les hommes sortir des maisons chargés de tout ce qu’ils pouvaient porter, — sacs de blé et de farine, provisions de tout genre, matelas, couvertures, — poussant aussi devant eux des vaches, des chèvres, des poules et des dindons. Cette population effrayée courait vers la montagne avec tous les signes de l’effroi et de la douleur. Nous hâtâmes le pas dans l’espoir de les joindre; mais à mesure que nous nous pressions, ils faisaient de même, et nous les eûmes bientôt perdus de vue. En arrivant au village abandonné, nous ne trouvâmes qu’une vieille femme et deux jeunes garçons, qui, je ne sais pour quel motif, n’avaient pas suivi les autres. Nous leur demandâmes du lait et des œufs en offrant de payer notre consommation, ce qui parut les étonner considérablement. Ils se regardaient les uns les autres, et semblaient disposés par moment à nous accorder leur confiance et des vivres; mais ils tournaient ensuite leurs regards du côté d’où nous étions venus, et ils recommençaient à trembler et à gémir. L’un des deux garçons s’enhardit enfin à nous demander si les autres étaient encore loin, et sur notre réponse encourageante, il nous apprit la cause de leur mystérieux effroi. On nous avait pris pour l’avant-garde du corps d’armée qui suivait la même route que nous, et les habitans s’étaient hâtés de mettre ce qu’ils possédaient à l’abri du pillage. Telle est la sympathie qui existe dans certaines provinces turques entre les troupes nationales, les défenseurs armés de l’état et de la loi et les populations des campagnes! Je me confirmai d’autant plus dans ma résolution de me tenir pendant toute la durée de mon voyage à l’écart des autorités régulières comme de leurs représentans armés, et je commençai dès ce jour à récolter les fruits de ma sagesse. Ces bonnes gens étaient si heureux de n’avoir affaire qu’à des étrangers ayant de l’argent dans leurs poches, qu’ils fouillèrent dans leurs cachettes, et nous offrirent tout ce que les fuyards n’avaient pu emporter. Puis, tandis que l’un des garçons allait avertir ses amis qu’ils n’avaient rien à craindre de leurs hôtes, l’autre jeune homme et la vieille femme nous contèrent la triste histoire de tous les pillages dont les villageois avaient été les victimes. Cette partie de la Syrie a été le théâtre de bien des batailles entre Turcs et Égyptiens, et depuis qu’elle est rentrée sous le pouvoir de la Porte, une guerre